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 AA ♦ I wanna play rock music ♪

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Nathanael Keynes
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MessageSujet: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyLun 3 Déc 2018 - 22:25

2018 ▬ Październik

Octobre.
L'hiver s'installe doucement, mais les températures sont encore clémentes. Comme dans sa ville natale. Andy ne devrait pas, mais souvent, il se renseigne encore sur ce qui se passe à Gdańsk. Quand ses rêves l'éveillent en pleine nuit, et que ses frère et soeurs s'imposent à son esprit. Ceux qui restent en vie, ceux qui sont partis. Il épluche les gros titres des journaux locaux auxquels il est toujours abonné, écoute la chaîne locale et se rappelle les sonorités de sa langue natale si singulières ici, presque oubliées parmi le phrasé américain qu'il entend chaque jour. Les lieux, les gens, lui semblent à la fois terriblement familiers et parfaitement étrangers.

Déraciné.
C'est ce qu'il ressent, dans ces moments-là, comme il observe par la fenêtre de sa chambre les rues de la ville qui l'accueille, pas tout à fait comme un des siens, pas tout à fait comme un immigré non plus. Il a changé de nom, acquis la double nationalité, fait ses preuves au front et perdu sa moitié pour cette patrie, et pourtant, il n'est pas certain d'en faire totalement partie. Son coeur reste partagé entre la Pologne de son enfance, et les terres américaines pour lesquelles il a finalement tout perdu. Mais repartir n'est pas une option, il le sait. Et si ses nuits restent mouvementées, le soleil pointant derrière les buildings le lui confirme chaque jour. Sa vie est ici désormais, quand bien même une part de lui restera à jamais attachée aux terres slaves.

L'autre chambre reste encore silencieuse, et c'est avec précaution qu'il traverse leur petit appartement pour rejoindre le coin cuisine et se préparer une tasse de café à la lueur faiblarde de son téléphone. Comme si la lumière de la pièce filtrant sous sa porte pouvait l'éveiller davantage que l'eau coulant de la douche glacée qui ne parvient pourtant pas à effacer les images cauchemardesques qui ont une fois de plus hanté sa courte nuit.

Dieu qu'elles lui manquent ! L'alliance à son doigt le lui rappelle, et il ne parvient toujours pas à s'en défaire, malgré les semaines, les mois passés. Le deuil de sa cadette non plus, ne passe pas si bien qu'il voudrait bien le laisser entendre, mais il y a prescription, à présent. N'est-ce pas ? Ca a beau faire cinq ans, il se souvient de ses allées et venues à l'hôpital comme s'il en sortait à l'instant. Il se souvient aussi d'avoir craqué dans ce couloir, de l'enterrement, et de Grażyna. Tout comme il a craqué, il y a moins d'un an, seul, après l'annonce. Le froid s'insinue en lui, et il quitte la salle de bains après s'être séché en vitesse, prêt à vider les lieux avant même que l'autre ne s'éveille. Il n'est pas en état de discuter. Pas ce matin. Le café avalé en vitesse, il a enfilé ce hoodie gris qu'elle lui a un jour offert et attrapé sa guitare et ses clefs au vol.

Sortir. N'importe où, mais s'en aller, prendre l'air. Il étouffe, entre ses quatre murs. La colocation se passe bien, pourtant, et ça ne paie pas de mine, mais c'est chez lui. Seulement le passé le hante, les souvenirs refusent de s'effacer, et il lui semble qu'ils aspirent l'oxygène autour de lui. Alors sortir. L'air frais du matin emplit ses poumons, il inspire comme s'il était resté en apnée pendant des lustres, souffle finalement, les yeux un instant fermé, avant de reprendre sa route. Dans la pâle lueur matinale, il arpente les rues de Sunnyside, sans but précis, seulement le temps de voir la ville s'éveiller à son tour. Un diner un peu miteux lui offre un second café et un petit déjeuner assez copieux, proche de ce qu'il pouvait ingurgiter dans sa poméranie natale. Et il repart, comptant les heures jusqu'à la répétition prévue avec ceux qu'il a rencontrés par hasard, et qui lui sont désormais liés. Dernière répétition avant le concert de ce soir, et l'attente devient presque douloureuse. Douze heures, et il sera sur scène. Douze heures, et plus rien ne comptera, d'autre que les notes envahissant la pièce, et sa voix crachant tout ce qui reste, encore et toujours, au fond de lui. Dix. Huit...

***

- Prêt ?

Un sourire calme à l'attention de l'autre guitariste, comme il est encore en train de vérifier les cordes de sa guitare. Un truc dont ils ont pris l'habitude : c'est son tic d'avant scène. Ca doit faire quinze fois, à présent. Et il ne s'arrête généralement que lorsqu'on lui colle cette bière blonde dans les mains. Comme maintenant.

***

Deux heures de transe, peut-être trois. Il ne compte plus, il ne compte jamais. Il était ailleurs, là-haut. Même à dix centimètres au-dessus du reste de la salle, ailleurs. Dans un autre monde, dans un autre corps. Une autre personne, loin des heurts et des blessures du passé qui continuent de le hanter. Ce qu'ils ont raconté entre les morceaux, avec Nick ? Il n'en a pas la moindre idée. Le discours se fait sur le tas, à chaud, comme ça vient. Bien souvent, c'est qu'il répond à l'autre guitariste. Et ça fonctionne, et c'est tout ce qui compte. Mais quand les amplis s'éteignent, et que le silence se fait, la réalité le rattrape. Et l'air lui manque à nouveau.

Sortir, encore. Nick lui a collé une bière dans les mains, et il est déjà en route vers la rue, vers le grand air. Son esprit retrace la soirée, les morceaux réussis, ceux sur lesquels ils ont encore des choses à bosser. Et façonne les visages qui ont marqué sa mémoire pendant ces deux heures ailleurs.

La rousse enthousiaste, au t-shirt évocateur "I prefer the drummer", qui a reçu les baguettes du leur. L'ancien militaire jurerait qu'elle ne passera pas la nuit seule. Ce type à la gueule burinée par les années autant que les excès, déjà bourré avant même qu'ils commencent à jouer et qui a arpenté le devant de la scène un doigt en l'air presque en non-stop. Et ce mec au minois angélique encadré de mèches brunes qu'a gardé le regard rivé sur eux du début à la fin. Il se souvient de l'intensité dans ses prunelles claires, comme s'il cherchait à lire au plus profond de chacun d'eux.

Au plus profond de lui-même.
Un frisson presque violent secoue les épaules du polonais. Il n'y a pas grand chose de bon à aller y fouiller, et il n'a guère envie de voir qui que ce soit s'y essayer. Mais le beau gosse est là, tout près de lui. Un instant, il croit halluciner, mais la bière n'y est pour rien - il en faudrait quelques litres de plus pour que la réalité se confonde avec la fantaisie... - et il se retrouve paralysé. Il faudrait sans doute qu'il dise quelque chose, mais les mots ne semblent pas vouloir trouver quelconque moyen de franchir ses lèvres. Alors il lève son verre, seulement, en guise de salutation muette, et rompt rapidement le contact visuel pour plonger ses lèvres dans le breuvage ambré.
Qui sait ce que l'autre pourrait parvenir à lire au fond de ses prunelles dilatées par l'euphorie de la scène et l'obscurité nocturne ?...
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Nathanael Keynes
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:55

Disarm you with a smile
And cut you like you want me to
Cut that little child
Inside of me and such a part of you
Ooh, the years burn
Ooh, the years burn…

Smashing Pumpkins - Disarm - Andy + Alastair


C’était la troisième fois. Non, la quatrième. Oui, la quatrième qu’il assistait à leur show, en catimini. Lorsqu’il était tombé sur la video youtube prise par une spectatrice, il avait hésité. La vidéo était mal prise et cadrait davantage le batteur que d’autre chose. Et puis, le Bronx c’était vachement loin et pas très recommandable. Du moins, pour un type, comme lui. Mais ce q’il avait entendu, hors-champs avait piqué sa curiosité. Un excellent solo de guitare et la voix du chanteur, qui passait du murmure à la rage, dans le background. Alastair avait fait les 50 minutes qui le séparaient du bar en métro, en disant qu’au pire, il texterait Persée pour la joindre quelque part.

Mais, tout au fond de la salle, loin des projecteurs, il avait observé l’ensemble du groupe. Il avait vu le second guitariste utiliser chacune de ses cordes comme s’il était né avec. Et le chanteur. Tout son être avait frémi devant le chanteur. Il touchait à son putain de micro comme on caressait une vieille amante. Et vociférait dedans comme un homme chancelant au bord du gouffre. Il l’avait observé, complètement subjugué, du début à la fin. Et lorsque le spectacle avait pris fin, il avait fui, abruti par le vide de leur silence.

Combien de fois était-il revenu, ensuite? Deux ou trois fois? Il était revenu voir pour écouter ces vociférations qui rejoignaient son propre gouffre et pour s’imprégner de cette voix qui avait commencé à le hanter. Pour enregistrer chaque note.

Il avait un peu honte. Lui qui détestait ces petites minettes un peu hystériques qui revenaient voir leur groupe à Londres, show après show, en pâmoison devant John, comme toujours. Pour combler le vide de leur existence de collégiennes… Il commençait pas mal à leur ressembler. Alors il restait là, dans le fond de la salle, à siroter son verre et à tenter d’analyser vainement ce qu’il venait tant chercher, dans ce petit band de quartier.

Et pourquoi ce putain de chanteur avait commencé à hanter ses fantasmes.

Leurs chansons faisaient trembler son âme. Mais quelque chose manquait. Un équilibre. Une harmonie qui viendrait transcender toute cette douleur. Et quelques silences pour la cracher encore plus loin.

Il leur aurait fallu un piano. Ou un clavier, pour accentuer toute cette rage et ce désespoir d’une note classique ou synthétique. Un son disparate qui enlasserait tout le métal rauque des guitares. Alastair sourit tristement et plongea les lèvres dans son verre de whisky. Bien sûr, il était complètement biaisé dans ses choix musicaux. Il le savait. Tout était une excuse pour entendre du piano. Ou pour en jouer.

Il s’était mis à l’arrière, comme d’habitude. Non loin du bar, sa bouée de sauvetage, comme toujours. Mais un type ivre à l’avant avait commencé à faire de grands signes dans les airs et à enterrer les musiciens, avec ses maudites acclamations. Le jeune homme, frustré de ne rien entendre et de ne rien voir, s’était faufilé dans cette marée humaine qui le séparait de la petite scène faisant fi des corps qui le frôlaient de partout, cramponné à son verre et prêt à asséner son poing sur la tronche du premier qui oserait le toucher.

C’est le souffle saccadé et les lèvres entrouvertes qu’il fut rejeté du flot humain pour aboutir devant les planches du stage. Les musiciens étaient presque devant lui et il pouvait voir les médailles au cou du musicien et les rubans d’encre enrouler les longs bras du type. Mais de près, c’était ses yeux desquels il ne pouvait se détacher. De grands yeux tranquilles et tristes qui se posait parfois sur lui, comme s’il aurait été un fantôme, entre deux silences. Comme s’il s’était résigné à un atroce destin. Résigné oui et chancelant au bord de l’abîme. Comme lui. Alastair avala sa salive et tenta de ne pas détourner les yeux.

Mais ce n’était pas lui que le chanteur regardait, Alastair le savait bien. Sur scène, tous les visages finissaient par se confondre dans un tourbillon hurlant, sous la lumière des projecteurs. Parfois, une groupie pouvait se démarquer du lot. Mais l’ivrogne et la rousse exubérante – sans doute celle qui avait prise la vidéo – prenait toute la place. D’où lui venait cette putain de lubie?

Ce ne fut que lorsque les projecteurs s’éteignirent qu’il réalisa que le show était fini. Les musiciens quittaient la scène dans un dernier salut de la part du guitariste. Le tatoué blond était disparu et un immense vide l’avait remplacé. Le jeune homme sentit la bile lui brûler la gorge. Dégoûté, il abandonna son whisky à peine touché sur une table jonchée de verres vides. Il avait besoin de poison dans le sang. Il texterait Persée. Ils feraient semblant que rien n’avait changé entre eux et sortiraient dans un club quelconque. Ils danseraient sur une musique dégueulasse, se ferait une ligne ou deux sur le comptoir crasseux de la salle de bains des filles. Puis Persée se trouverait un mec, comme d’habitude et il rentrerait chez lui, avec ses fantômes et les notes qu’il avait entendu ce soir.

Mais avant, il avait besoin de silence. Et d’une clope.

Une cigarette longue et fine entre les doigts, son éternel parapluie accroché au coude, il s’était désintéressé de l’écran de son téléphone. Persée prenait du temps à répondre à son SMS. Elle devait sans doute s’être déjà trouvé un mec et il serait de trop. Comme une tache de foutre sur une jolie robe. Il soupira et envoya sa fumée vers le ciel. Il aurait dû lui demander le numéro de son dealer de coke. Pour leur éviter tout ce malaise, à tous les deux.

Le grincement de la porte de service du bar le sortit de ses ruminations. Un type venait d’en sortir, chancelant, une bière à la main. Alastair rougit. C’était le chanteur. Celui-ci s’aperçut de sa présence et leva son verre, dans sa direction. Il lui retourna timidement la pareille, en cachant le cafard qui le rongeait d’un sourire espiègle, comme toujours. Il pointa sa clope vers le verre de bière que le type avait sorti en pleine rue et qu’il portait à ses lèvres.

« T’es européeen, toi aussi, hein? The bloody bastards! Tu veux juste prendre une gorgée dehors, avec ta clope et bam! Ils te foutent une amende de 25 balles. 25 balles juste pour boire un verre à côté d’un pub… Foutus Yankees. Je dois être rendu à 100 dollars d’amende, comme ça. »

Il eut un petit rire et porta sa cigarette à ses lèvres. Le type allait sûrement lui dire d'aller se faire enculer. De la même manière que lui, à la fin d’un show. D'une manière bourrue et cinglante. De cette manière qu'avaient les camés qui voulait encore savourer les derniers effets de leur fix. Parce que la scéne était une drogue. Il aspira la fumée et la rejeta, au loin en laissant le bruit de la rue les envelopper. Il murmura doucement, le regard perdu sur un point embrumé, de l'autre côté du boulevard.

« C’était pas mal, votre truc. Pas mal du tout. »
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Nathanael Keynes
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:55

Andy ne vit presque que pour ça. Pour ces moments hors du temps, quand il peut monter sur scène. L.i.B, c'est sa drogue, quand bien même il ne devient pas complètement malade quand il est tenu de s'en passer, au même titre que la wódka qu'il siffle quand il est seul et que ses pensées vagabondent un peu trop. Il fait sans, mais il se sent tellement mieux avec ! Et ça n'a rien à voir avec les sourires aguicheurs de certaines spectatrices, ça, il s'en passe parfaitement. Ce qu'il ressent lorsqu'il est sur scène n'a aucune commune mesure avec quoi que ce soit qu'il ait jamais connu, ni avec l'ivresse de l'alcool, ni l'adrénaline du combat, ni l'excitation d'une rencontre... Non, ça n'est tout simplement pas descriptible en réalité.

Et il n'abandonnerait ça pour rien au monde.

Ce soir, il joue, et c'est toute sa vie qui semble mise à nu devant les clients du bar où il bosse tous les soirs depuis presque un an à présent. Est-ce qu'ils s'en rendent réellement compte ? Il n'en est pas certain, mais ça importe peu : c'est comme ça qu'il se sent vivant, et ça, ça n'a pas de prix. Pas même celui de sa pudeur.

Et puis ce soir, il y a ce regard, qu'il accroche un peu trop souvent. Ces yeux clairs qui semblent lire en lui, et boire les mots qui résonnent dans son micro. Comme si lui savait. Comme si lui seul comprenait réellement la portée de ce qui ne semble sans doute aux autres qu'être des phrases plus ou moins banales, associées pour la rime ou la sonorité générale.
C'est pourtant bien plus que ça.

Tellement plus qu'une fois que les dernières notes ont résonné, il lui faut toujours un temps certain pour retrouver la terre ferme, et perdre cette impression de vide dans lequel il sombre après la scène. Le silence et l'absence. Le polonais a l'impression de se retrouver en chute libre dans un gouffre sans fond, il lui faut prendre l'air. Et un verre.

« T’es européen, toi aussi, hein? The bloody bastards! Tu veux juste prendre une gorgée dehors, avec ta clope et bam! Ils te foutent une amende de 25 balles. 25 balles juste pour boire un verre à côté d’un pub… Foutus Yankees. Je dois être rendu à 100 dollars d’amende, comme ça. »

Le type de devant la scène. Une clope à la main, et ce parlé typique du vieux continent, comme ils disent par ici. Un instant, le tatoué est resté muet à l'observer, comme si son cerveau peinait à analyser le flot de paroles qui vient de s'échapper de ses lèvres fines. Et puis l'illumination. Ils ne sont pas en Pologne, ici, et l'alcool n'est pas aussi communément admis que dans son pays. A Warszawa, à Gdańsk ou à Kraków, les rayons spiritueux même des petites supérettes de quartiers s'étendent sur des mètres de longueur. On trouve des kiosques distribuant du tabac à tous les coins de rue. Et personne ne voit rien à y redire. Ici... Ici comme il le disait si bien, l'anglais, ça vaut une amende de vingt-cinq billets qu'il n'est clairement pas prêt à payer.

« Psiakrew ! »

Ca lui a échappé tandis que l'autre se met à rire. Il y a de quoi se foutre de sa gueule, il l'admet bien. Ca fait près d'un an, pourtant, qu'il est ici en permanence, et huit autres années où il a fait des allers retours dans ce pays en permanence, depuis qu'il s'est engagé. Et il s'en veut d'avoir à ce point zappé, parce qu'il n'a vraiment pas l'intention de devoir cent dollars de ses maigres deniers à l'état américain, quand bien même c'est lui qui le nourrit aujourd'hui. Il n'a vraiment pas les moyens pour ça.

Et il regarde un instant son verre partagé entre l'envie de le boire et l'idée menaçante de se faire aligner pour ça. L'autre regarde en face il ne sait trop quoi, et alors qu'Andy allait se retourner pour rentrer malgré le monde dans le bar et le bruit qu'il n'est pas bien sûr de supporter à cet instant, il l'entend murmurer quelques mots, presque pour lui-même.

« C’était pas mal, votre truc. Pas mal du tout. »

Ca l'arrête dans son élan, le polonais, et il dévisage encore l'autre européen. C'était pas mal. Une manière de dire les choses de façon atténuée qui pourrait le décevoir, mais quelque chose dans son ton retient son attention. C'est plus que ça, il en mettrait presque sa main à couper. Même s'il est bien incapable de dire pourquoi il a ce ressenti, et ce que ça cache précisément.

« Je reviens. »

Il a lâché ça trop vite, peut-être, sans s'attarder à savoir s'il avait été entendu, ni si son accent trop audible, plus encore après un concert que le reste du temps, avait été repéré, avant de repasser la porte dans l'autre sens. Nick le chope au vol, mort de rire.

« Je croyais que ça t'était passé ces conneries... »

Un doigt d'honneur pour toute réponse, il déloge le shot que l'autre guitariste tient dans ses mains et le remplace par sa bière, vide l'alcool fort d'un trait. Il lui faut au moins ça pour affronter le silence, et l'autre aussi, s'il ne peut rester dehors à siroter sa bière. Une tape sur l'épaule de son pote, et il est à nouveau à l'extérieur, se cale contre le mur à quelque distance du britannique, les mains au fond de ses poches. Et pendant un temps, le silence plane entre eux, ponctué des bruits de la ville.

« Tu le penses vraiment ? »

Il a fini par le rompre ce foutu silence qui lui met le coeur au bord des lèvres. Combler le vide, en quelque sorte. Pas la distance, cela dit, et il n'en est pas encore à chercher à nouveau les prunelles claires du brun non loin. Sans doute de peur de les voir scruter à nouveau au plus profond de son âme, comme lorsqu'il était là-haut sur les planches...
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Nathanael Keynes
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:55

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« Je reviens. »

Il était resté là, hagard, comme un fantôme, avec son verre de bière à la main, à regarder le vide à travers lui. Avec ces yeux doux et tristes. Comme s’il appartenait entre le monde des morts et des vivants. Alastair en était resté presque paralysé un moment. Il y avait dans ces yeux-là une mélancholie sans nom qui irradiait jusqu’à le brûler lui. Même là d’où il se tenait, loin de la lumière d’entrée de la porte de service.

Puis l’autre avait craché un juron dans une langue étrangère. Était-ce russe? Ukrainien ou yougoslave? Alastair ne préférait pas s’avancer. Avec ces gens-là, tomber sur le mauvais côté de la frontière était pire qu’un chant nationaliste récité à l’envers. C’était comme demander à un gars de Cardiff s’il venait de Bristol. C’était s’aventurer pied nu sur un tapis d’échardes. On ne s’en sortait pas, après. Pas indemne, en tout cas.

Cet homme-là ne le laisserait pas indemne. Il le savait. Encore une autre petite illusion qui le rongerait en silence, un peu à l’écart des quatres autres qui prenaient toutes la place. Alastair avala sa salive et tira désespérément sur sa cigarette, en regardant le chanteur fuir les amendes par la porte de service. Combien de temps n’avait-il pas touché à un mec? Il ne le savait plus.

L’écran rosé de son téléphone lui éclaira le visage, un bref instant. Alastair regarda d’un air absent le fond d’écran Hello Kitty que Persée lui avait installé à son insu, quelques semaines plus tôt. Et l’alerte SMS dessus. Viens, disait-elle. Viens. Comme si c’était facile, après la débandade de la dernière fois. Comme s’il pouvait vraiment donner à Persée ce qu’elle désirait. Même si elle ne l’avouait pas. Et il ne voulait pas la décevoir. Pas là-dessus. Le jeune homme ferma les yeux et remit son portable dans la poche de son manteau de tweed et s’aggrippa à son parapluie. Est-ce qu’il lui restait quoi que ce soit, dans cette ville étrangère?

Le porte de service s’ouvrit à nouveau. Le tchèque, le russe – ou peu importe… était revenu. Alastair l’observa à la dérobée et reporta son attention sur un graffiti quelconque, en face de lui. Non, il ne pouvait pas donner à Persée ce qu’elle voulait vraiment. Persée ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas le pouvoir que la musique avait sur lui. Elle n’était jamais venue à ses shows. Le rock ne l’interessait pas. Elle ne l’avait jamais vu chancelant sur une scène noire, alors que leur public s’était déjà détourné.

Et elle n’était pas un homme.
Combien de filles avait-il baisé? Il ne savait plus. Elles s’étaient succédées à un rythme effarant. Il en avait perdu le compte. Il y en avait eu quelques unes, par ci, par là pour lui faire croire au bonheur qu’on voyait dans les films. Il y en avait eu des tas, des filles, qui lui avaient fait atteindre le septième ciel, l’espace de quelques minutes ou d’une heure. Les filles ne le laissaient pas de marbre. Alors pourquoi laisser son regard se diriger de lui-même vers des silhouettes plus brutes? Pourquoi avoir laissé ce type, quand ils étaient au Collège Français, l’embrasser et le toucher? Pourquoi avoir eu une histoire avec le batteur de son groupe? Pourquoi se compliquer la vie avec toutes ces cachotteries, toutes ces nuits éphémères avec un type qui ne pouvait jamais revoir le lendemain dans des hôtels glauques à deux balles? Pourquoi être entré dans ce bar gay?

« Tu le penses vraiment? »

Définitivement slave. Avec ses mots hachurés et ce son brut, guttural qui évoquait l’hiver. Alastair aspira une autre bouffée et expira lentement une fumée bleutée.

« Ouais. Les paroles. Elles te retournent. Elles viennent… elles viennent te chercher. Elles te défoncent. Et ton guitariste fait un sacré bon boulot.»


Il balança son mégot d’une chiquenaude et resta immobile, un long moment.

« Mais c’est métallique, brut. C’est une esquisse, quoi. C’est pas complet, votre truc. Ça manque de silence. De contrastes. Pour qu’on sente tout ce que tu essaie de dire, quoi. Parce que tu en as beaucoup, à dire, pas vrai? »

Le type allait lui défoncer la gueule. Est-ce que c’est cela qu’il cherchait? Peut-être. Un contact. N’importe lequel. Il jeta un regard maussade au lampadère qui clignotait au-dessus d’eux et menaçait à tout moment de les abandonner et posa son parapluie contre le mur. Comme s’il déposait les armes et se mettait à nu. Il se mit à fouiller dans les poches de son manteau pour un bout de papier et un stylo. Ils semblaient se dérober sous ses doigts et fuir au travers des plis. C’est en pestant qu’il finit par trouver son Mont-Blanc et une feuille de note pliée en quatre*. Hello-Bloody-Goddammit-Kitty lui renvoya brièvement son sinistre sourire, le temps qu’il puisse retranscrire contre le mur de briques un fragment des notes qui l’avait transcendé, une heure plus tôt. Puis, une autre partition, juste au dessus. Du piano. Celle qu'il avait composée encore et encore, entre les lignes du code civil, dans la marges de ses notes de cours, sur les serviettes en papier, imprégnée de la voix du slave. Celle qu’il avait imaginée pour propulser toute cette souffrance qu’il avait entendue.

Il tendit la feuille, vers le musicien, avec un sourire mélancholique.

« T’en fais ce que tu veux. C’est pas un pauvre con comme moi qui va te dire ce que tu dois faire de ta musique. C'est tes trippes que tu répands sur scène. Tes trippes. Elle méritent d'être écoutées. »

Il lui fit un geste entendu de la main avant de se rallumer une cigarette. Le slave ferait bien ce qu'il voudrait de cette partition. Elle finirait sûrement à la corbeille, comme un numéro de téléphone d'une amante évincée. Alastair sentit sa gorge se serrer. Mais qu'espérait-il, au juste?

* Alastair n'a pas regardé, en regardant cette maudite feuille pliée en quatre. Tu connais le personnage... je te laisse imaginer ce qu'il pourrait y avoir de compromettant à l'endos.
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Nathanael Keynes
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:56

Il va revenir. Il l'a dit, et il faut vraiment des cas de force majeure pour qu'il ne tienne pas ses promesses, pour qu'il revienne sur sa parole. Le slave est droit, un peu trop rigide, même, parfois. Alors il va revenir, c'est une certitude, même si l'autre n'en est peut-être pas conscient.

Et puis ce type, il y a un truc qui l'intrigue. Il a tout du gosse de Lord, avec son standing, son parlé des zones huppées d'Angleterre, le style et le parapluie au bras, et en même temps... En même temps, il y a trop de moments du concert où leurs regards se sont croisés et où il a eu ce sentiment d'être en phase, réellement compris, pour une fois, par quelqu'un. Comme si l'anglais seul pouvait savoir tout ce qui se cachait derrière les mots qu'il crachait dans le micro. Comme si lui seul avait conscience de la portée de sa musique.

Comme si lui seul partageait cette mélancolie tenace qui lui collait à la peau depuis des années, amante nocive dont il ne savait pas se défaire.

Il a juré, le polonais, quand il a réalisé son erreur avec son verre à la main, et ce qu'il pourrait lui en coûter. Il n'a pas les moyens de ce genre d'erreur, et se prépare donc à la réparer au plus vite. Mais il va revenir, une fois qu'il l'aura déposée, cette bière, parce qu'il ne peut simplement pas en rester là. Quand bien même il n'a aucune idée de ce que tout ça va donner. Il ne peut pas laisser le type partir, comme ça, sans explication, sans espoir de comprendre un jour comment son regard, à lui et à lui seul, peut à ce point le transpercer de part en part là où les autres ne voient rien. Et après avoir vidé le shot de Nick à sa place - putain de vodka russe sans goût ! - il est ressorti, le coeur battant, priant sans même s'en apercevoir pour que l'autre ne se soit pas barré dans l'intervalle.

Mais il est toujours là, à la même place, quand Andy repasse la porte de service dans l'autre sens, avec son téléphone à l'écran rose et sa veste de tweed si typée "Londres" aux yeux du polonais. Et le barman a posé la question qui lui brûle les lèvres, parce que savoir ce que cet homme-là a pensé du show a pris toute la place dans son esprit, contre toute raison.

« Ouais. Les paroles. Elles te retournent. Elles viennent… elles viennent te chercher. Elles te défoncent. Et ton guitariste fait un sacré bon boulot. »

Les mots de l'autre le transpercent de part en part. Les paroles, ses paroles, ont fait de l'effet au brun à ses côtés. Et pas qu'un peu. Le vocabulaire digne de la plus profonde addiction ne le laisse pas de marbre et fugacement, il s'interroge : est-ce la première fois qu'il vient le voir ? Les voir. Il se reprend mentalement, jette un coup d'oeil furtif à sa droite. C'est la musique qu'il l'intéresse, n'est-ce pas ? Alors il se concentre sur ça, fait fi des battements erratiques de son coeur dans sa cage thoracique. Il faut qu'il réponse quelque chose, mais les mots lui manquent. Ceux-là, qu'il faudrait qu'il réussise à sortir, ne sont pas écrits à l'avance, raturés, réagencés ; le texte n'est pas peaufiné des milliers de fois avant d'être projeté sur scène. A cet instant, il aimerait avoir plus de talent d'improvisation, mais tout reste bloqué au fond de sa gorge. Et l'autre poursuit.

« Mais c’est métallique, brut. C’est une esquisse, quoi. C’est pas complet, votre truc. Ça manque de silence. De contrastes. Pour qu’on sente tout ce que tu essaies de dire, quoi. Parce que tu en as beaucoup, à dire, pas vrai ? »

Il coule un regard à la fois surpris et reconnaissant envers l'autre représentant de l'ancien continent. Il est le premier à dire qu'il leur manque quelque chose, mais les autres membres du groupe sont moins catégoriques que lui. Et là, cet homme sorti de nulle part abonde dans son sens, sans filtre, sans retenue. Et il ne sait pas trop comment il doit le gérer.

Parce que oui, il en a beaucoup à dire, le slave, mais il ne sait pas faire autrement que sur ces portées gribouillées dans tous les sens qu'il apporte aux répétitions et retravaille avec les autres. Mais est-ce qu'un parfait inconnu devait à ce point lire en lui ? Il le dévisage, cet étranger, à la lueur clignotante du lampadaire en fin de vie au-dessus d'eux. Comment peut-il à ce point le comprendre, alors qu'ils se voient pour la première fois ?

Une part de lui se sent presque agressée de cette lecture si facile de son ressenti. Il ne devrait pas, cet inconnu, comprendre tout ça. Il n'a même aucun droit de se permettre ces commentaires. Pour qui se prend-il, après tout, hein, pour venir lui coller le nez dans son vécu, autant que dans les manquements de sa musique ?

Il le voit fouiller dans ses poches, fronce les sourcils, se demande ce qu'il trafique, ce qu'il recherche ainsi. Dieu qu'il a envie d'un verre à cet instant ! Mais retourner à l'intérieur n'est pas vraiment une option. Pas pour l'heure en tout cas. Et ressortir avec un nouvel échantillon d'alcool encore moins. Le stylo hors de prix sorti de nulle part contraste avec la feuille pliée en quatre et sans doute dépliée et repliée des dizaines de fois auparavant, et il reste muet et observateur comme l'écran rose les illumine tandis que le britannique griffonne sur le morceau de papier.

Sa partition. Ses notes, celles sur lesquelles il pose ses mots.

Et puis une autre ligne de musique, d'une partition classique, qu'il collerait facilement à un piano, davantage que sur les accords d'une guitare. Une ligne de musique qui ne lui appartient pas, mais qui se mêle parfaitement à la sienne. Une ligne de musique qui lui semble combler le manque, ce vide, cette absence, qu'il tente de faire prendre conscience aux autres avec un succès plus que mitigé. Il voudrait être à Gdansk, et coller ses doigts sur le vieux piano à l'accordage défaillant pour jouer ces notes, les entendre se mêler au souvenir de son morceau. Pour coller sa voix par-dessus, seul, à l'abri des regards et des oreilles indiscrètes.

« T’en fais ce que tu veux. C’est pas un pauvre con comme moi qui va te dire ce que tu dois faire de ta musique. C'est tes tripes que tu répands sur scène. Tes tripes. Elle méritent d'être écoutées. »

Il a attrapé la feuille, le slave, et la regarde fixement, la musique se développant dans sa tête à défaut de sous ses doigts, pendant de longues secondes, quelques minutes peut-être. Il a raison, l'anglais, ce sont ses tripes qu'il répand sur scène. Il ne sait si elles "méritent" d'être écoutées, mais ça lui fait un bien fou que quelqu'un le fasse, que quelqu'un l'entende, réellement. Pas seulement en surface, comme un de ces chansonniers à la mode dont tout le monde se fout un peu, au fond. Non. Comme on écoute les confidences d'un proche, avec la compassion qu'il attend sans pour autant la demander.

Et si pendant un long moment, il reste bloqué sur cette partition, c'est qu'il se rend bien compte qu'elle ne sort pas de nulle part. Que si lui, il voit ce visage pour la première fois, le Lord - ou quel que puisse être le titre qu'il devrait avoir, là-bas - connaît très certainement le sien depuis quelques temps. Assez pour s'être imprégné de sa musique, et avoir travaillé sur son amélioration.

Un rayon plus vif de lumière lui laisse entrevoir des courbes dans la transparence du papier, qu'il déplie sans vraiment en demander l'autorisation. Et sur la blancheur de la feuille se dessine les coordonnées d'un certain Alastair Pratt, et la silhouette d'un homme qui lui ressemble beaucoup trop. Avec les mêmes tatouages, beaucoup trop détaillés pour n'être le fruit que d'un souvenir vague d'une soirée.

« Alastair Pratt ? » qu'il récite plus qu'il ne le lit réellement, en levant un regard surpris vers celui qui le comprend beaucoup mieux que la majorité de la population mondiale, lui semble-t-il. « C'est pas la première fois que tu viens, n'est-ce pas ? »

En réalité, il connaît déjà la réponse. Ce dessin en est la preuve, sa connaissance de son morceau tout autant. Mais il a besoin de l'entendre dire. Et d'un autre verre.

« Comment ça se fait que je t'aie pas vu avant ? »

Parce qu'il a été là, un certain nombre de fois, le chanteur en est persuadé. L'idée qu'il ne soit tombé que sur des vidéos en ligne ne l'effleure même pas, pourtant ce serait parfaitement envisageable, lui-même en a vu quelques-unes. Mais il se serait souvenu, s'il avait senti ce regard intense posé sur lui, et croisé ces prunelles olive. Il se serait souvenu, s'il avait senti cette connexion aberrante entre eux, alors qu'elle n'a aucune raison d'être. N'est-ce pas ? Il n'arrive pas à comprendre, et il a besoin de comprendre. Sauf qu'il ne sait pas comment faire, encore moins quelle question poser pour tenter d'obtenir une explication à tout ça. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il ne peut pas détacher son regard du sien, et qu'il n'a aucune envie de le voir partir. C'est sans doute pas la première fois qu'il vient, le britannique. Mais le polonais n'a clairement aucune envie que ce soit la dernière, sans qu'il parvienne à l'exprimer ni à réellement l'expliquer.
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:56

Le russe, l’ukrainien, le slave… peu importe. Il était revenu. Comme un mirage. Alastair avait presque l’impression d’avoir une autre hallucination. Comme celle de la 8ème avenue, un ou deux mois plus tôt. À la lumière de ce lampadaire qui rendait l’âme, il paraissait presque iréel, ce blond tatoué. Si proche. Et dire qu’il l’avait observé de loin pendant si longtemps… À présent, il pouvait même voir clairement le sablier, sur l’avant bras-gauche. Il resta un moment silencieux, à regarder le dessin onduler et se mouvoir sur la peau, alors que le musicien refermait la porte de service. Il sourit, tristement.

« Ils ne déconnent pas avec leurs putains de loi sur l’alcool, ici, hein? Comme si un verre de bière à neuf mètres d’un pub était synonyme de péché et de détournement de la pureté. Comme si une nuit de prison pourrait rendre l’ivrogne sur le chemin de leur Dieu de papier alors que tout leur foutu pays se divise en excès. Bande d’hypocrites. »

Comme si on pouvait faire moins hypocrite qu’un anglais, vraiment. Il chassa le souvenir des cellules de détention de la NYPD qui le taraudait depuis une semaine.

Il pouvait presque entendre le sable glisser dans l’entonnoir de verre, là, tout près de lui, alors qu’il transcrivait, comme une comptine apprise par coeur, les notes qu’il avait maintes fois entendues. Et celles qu’il avait composées, timidement, dans un calepin de notes. Il lui tendit le feuillet d’un air faussement détaché.

Il s’attendait presque à ce que le russe lui mette son poing sur la gueule, en lui jetant un baragouin impossible à comprendre. Mais le type était resté là, la feuille à la main sous l’éclairage du réverbère. À regarder cette foutue feuille de papier en silence, les lèvres minces bougeant au rythme des notes, avec ses yeux bleus placides et résignés.

Il détourna la tête, avec pudeur. Comme s’il assistait à une litanie secrète qu’il n’avait pas vraiment le droit de voir. À un moment intime. Celui d’un musicien face à sa création. Sa création maintenant impure qui ne lui appartenait déjà plus. Alastair baissa la tête et pinça les lèvres. Oui. S’il avait été ce russe, il aurait déjà foutu son poing sur la figure du premier venu qui lui aurait dit que sa musique n’était pas parfaite.

Un SMS s’affichait déjà sur l’écran ridicule de son téléphone. Persée l’envoyait maintenant chier. Il n’avait pas répondu assez vite pour elle. Elle l’accusait déjà d’un million de tares et d’abus parce qu’elle n’avait pas ce qu’elle voulait au moment où elle le voulait. Ils se ressemblaient tellement, lui et elle… Mais c’était une fois de trop. Un gout acide lui traversa la gorge. L’accuser de prétendre avoir le sida juste parce qu’elle n’avait pas pu avoir ce vingt minutes de baise qu’elle aurait pu avoir avec des milliers d’autres mecs. Celui qu’elle voulait. Comme si la putain de Terre tournait autour d’elle. Comme s’il prétendait vomir à tous les matins à cause de cette médication pour… pour ne pas coucher avec elle. Vraiment? Elle savait, non? Elle savait qu’il préférait secrètement les hommes. Il le lui avait dit. Des tas de fois. Il pensait qu’ils étaient assez proches pour ça. Il avait perdu sa meilleure amie, son seul contact à New York. Pour un baiser de trop. Alastair sentit les larmes lui picoter les yeux.

Un froissement de papier le sortit de ses pensées maussades.

« Alastair Pratt? »

Alastair ferma les yeux. Il avait dû lui donner une putain de lettre de l’Université Colombia sans s’en rendre compte

. Il grimaça, sans même regarder le slave et appuya sur chacune des syllabes, comme certaines familles récitaient la bible, avant chaque repas.

« Harold Gerald Alastair Pratt. Mais l’université coupe court, pour ne pas trop me confondre avec mes honorables aïeuls. Et parce que ça ne rentre pas complètement sur une carte d’identité*, de toute façon. »

Pourquoi lui avait-il dit son nom? Son vrai nom? Il n’en savait rien. Il voulait que le type sache. Oui mais… pourquoi? Il voulut se retourner pour sourire à l’autre mais les courbes dessinées au plomb, sur la feuille que tenait le slave lui glacèrent le sang. Son dessin. Mais que faisait ce dessin sur cette feuille de note? L’éclairage précaire lui renvoya le reflet d’un jonc, à l’annuaire gauche. Une alliance. Alastair avala sa salive et sentit le vide remonter surnoisement. Une alliance. N’était-ce pas en Russie où le gouvernement encourageait presque les crimes homophobes? Et il venait de donner à un homme russe, marié, l’esquisse nue qu’il avait fait de lui? Il blêmit.

Et il sait ton nom, maintenant.

Mais le type faisait comme s’il n’avait rien vu. Comme si ça n’avait jamais existé.
« C'est pas la première fois que tu viens, n'est-ce pas ? Comment ça se fait que je ne t’aie pas vu avant ? »

Mentir. Dévier la conversation. Ignorer cet énorme pachyderme qui venait de surgir entre eux deux, dans cette sordide allée de service du Bronx. Entre ce type qu'il voyait partout depuis quelques semaines et ce russe qu'une petite femme attendait. Au bar ou à la maison. Il avait envie de fuir mais ces yeux-là le lui interdisaient, en silence. Avec toute cette souffrance et toutes ces beautés muettes. Alors Alastair sourit. Car il n’y avait jamais plus charmant ou hypocrite qu’un anglais expatrié devant la monstruosité de sa propre honte.

« J’ai vu… quelques videos sur youtube. Vous étiez bon, je n’avais rien à faire ce soir et… C’était brillant, vraiment. Et venir jusqu’ici, ça me fait découvrir New York. Ça me fait découvrir la … la culture d’ici, disons et… et… vous êtes vraiment pas mal, à première vue.... C'était... C'était... »

Il s'arrêta, un moment. Son Iphone vibrait encore. Des accusations déferlaient toujours, à l'écran. Demain, tout New York chuchoterait qu'il n'arrivait même pas à bander devant la femme supposément parfaite et qu'il était un salaud. Pour un baiser de trop. Alastair ferma les yeux et prit une grande inspiration.

« C'est la quatrième fois. Je m'installe généralement dans le fond du bar, je fume une clope et je rentre chez moi après. Bloody Hell. I’m parched. T’as pas la gorge sèche, toi? »

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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:56

« Ils ne déconnent pas avec leurs putains de loi sur l’alcool, ici, hein? Comme si un verre de bière à neuf mètres d’un pub était synonyme de péché et de détournement de la pureté... »

Le choix des mots écorche le coeur du polonais, mais il ne dit rien. Rien pour le moment. Il serre les dents, garde les poings fermés au creux de ses poches. Il n'en pense pas moins pourtant. Pécheur. Impur. Sans doute qu'il l'est, au fond, et ça le tue.

« ...Comme si une nuit de prison pourrait rendre l’ivrogne sur le chemin de leur Dieu de papier alors que tout leur foutu pays se divise en excès. Bande d’hypocrites. »

Il se demande qui est l'ivrogne, dans l'histoire, quand on voit ce qu'il est lui-même capable d'ingurgiter comme quantité d'alcool, et qui est l'hypocrite, aussi. Il se demande si son Dieu à lui, le voit d'un aussi mauvais oeil, quand il sombre dans un sommeil qui a des airs de coma éthylique, et quand son regard glisse sur des formes plus acérées que les courbes féminines qu'il est censé regarder. Si Dieu l'a abandonné, finalement, à ses travers, à son deuil et à sa douleur, sans possibilité de rédemption.

Alors qu'il ne passe pas une journée sans qu'il ne lui adresse encore ses prières, pourtant.

Et tandis que ses pensées vagabondent vers des contrées sombres, et que le lampadaire au-dessus d'eux fait mine de rendre l'âme à son tour, l'anglais trace quelques notes sur une feuille quelconque, ou presque, et lui tend le feuillet. Andy hésite un instant, conscient que l'autre vient de bouleverser en un instant le cours de cette soirée.

Et peut-être même bien plus que ça.

Au verso de la partition, c'est son corps qui apparaît, tracé par une main habile, bien plus que ne le sera jamais la sienne en tous les cas. Ce sont ses tatouages qui sont détaillé, et ses muscles devinés sous les vêtements qu'il n'a jamais retiré qui sont dessinés.

« Harold Gerald Alastair Pratt. Mais l’université coupe court, pour ne pas trop me confondre avec mes honorables aïeuls. Et parce que ça ne rentre pas complètement sur une carte d’identité, de toute façon. »

L'université. Un nom à rallonge et sans doute des titres honorifiques qu'il ne peut qu'imaginer avec peine. Mais comment cet autre, si opposé à son univers misérable et terre à terre, peut-il comprendre aussi bien sa musique ? Comment cet autre peut-il réussir à la transcender ainsi ?

La question n'est sans doute pas posée de la plus habile des manières, et à vrai dire, elle ne reflète pas tout à fait les interrogations qui germent sous le crâne du barman, mais elle a au moins le mérite de ne pas laisser le silence s'appesantir. Quand bien même elle est loin de suffire à apaiser les mille et une réflexions qui ne cessent de se multiplier dans sa tête, alors qu'Alastair, donc, reprend la parole.

« J’ai vu… quelques videos sur youtube. Vous étiez bon, je n’avais rien à faire ce soir et… C’était brillant, vraiment. Et venir jusqu’ici, ça me fait découvrir New York. Ça me fait découvrir la … la culture d’ici, disons et… et… vous êtes vraiment pas mal, à première vue.... C'était... C'était... »

Il fronce les sourcils, le chanteur, pas si dupe. Quelques vidéos youtube, et t'en as décidé de retravailler notre morceau pour me le filer ce soir ? J'y crois pas une seconde. Il lui laisse le bénéfice du doute, pourtant, mais un reniflement presque méprisant lui échappe à la mention de la culture du Bronx. Un autre monde. Un autre milieu, loin des cages dorées que l'autre a dû connaître. Certes, certes. Il le voit bien, qu'ils ne sont pas du même univers. Mais de là à découvrir une culture en venant s'échouer dans un petit bar perdu ?

Un téléphone vibre encore, Andrew ne bronche pas, il sait que ça n'est pas le sien. Il ne quitte simplement plus l'autre du regard, espère une suite qui finit effectivement par venir, emplie d'embarras et d'hésitation.

« C'est la quatrième fois. Je m'installe généralement dans le fond du bar, je fume une clope et je rentre chez moi après. Bloody Hell. I’m parched. T’as pas la gorge sèche, toi ?
- Toujours après un concert. Et je viens de refiler ma pinte à mon guitariste... »

Il esquisse un sourire, peut-être plus doux que ce à quoi le britannique aurait pu s'attendre, devant l'aveu à peine dissimulé, puis rouvre la porte de service, s'obligeant à affronter la foule pour regagner le bar et vider enfin quelques verres. Et puis ses prunelles d'acier s'attardent encore sur le morceau de papier entre ses doigts, qu'il replie soigneusement en s'installant sur un tabouret haut tout juste délaissé par un couple qui s'éloigne.

Il ne lui remet pas tout de suite, pourtant, son oeuvre - ses oeuvres - mais commande une autre pinte à un de ses collègues, et lui fait signe de servir l'étudiant à ses côtés. Le barman interroge Alastair du regard, attendant sans doute le choix de son breuvage. Le feuillet tourne entre les phalanges du slave, hésitant.

« Tu vas peut-être vouloir le récupérer... »

Il n'en dit guère plus, gêné de la représentation de son corps nu sur les cours d'un autre, et ses pommettes achèvent de s'empourprer, sans qu'il n'y ait rien à voir avec le froid d'octobre ou l'alcool ingurgité. Imaginer que le brun puisse avoir trouvé suffisamment d'esthétique à son physique pour la reproduire ainsi l'embarrasse, et il ne sait pas vraiment comment réagir à ça. Alors il se venge sur son verre neuf, à peine déposé devant lui, déjà vidé d'un tiers ou presque. Mais quand bien même l'envie de garder le document en sa possession est forte, il imagine que n'importe quel artiste aurait envie de récupérer sa création, d'une manière ou d'une autre, alors il lui tend la page repliée en quatre.

« Tu dessines. Tu composes. Et tu vas à l'université... Pardon mais... Comment ce que je joue peut trouver autant d'écho chez toi ? »

Il sait bien qu'il ne faut pas juger un livre sur sa couverture. Qu'après tout, il ne connaît rien de la vie de ce type, et que peut-être que lui aussi, est aussi endeuillé que lui-même. Qui est-il, après tout, pour prétendre avoir le monopole du mal-être et de la mélancolie ? Peut-être que lui aussi, se sent aussi déraciné, sans doute même, puisqu'il vient lui aussi du continent. Et comme s'il cherchait à lire les réponses sur son visage, dans ses prunelles olive avant même qu'il n'ouvre la bouche, l'ancien militaire tourne à nouveau le regard vers lui, son verre à la main pour se donner une contenance.
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:56

I used to be a little boy
So old in my shoes
And what I choose is my choice
What's a boy supposed to do?

Disarm, Smashing Pumpkins - Andrew + Alastair

« Single-malt. Double. »

Alastair leva les yeux vers le barman de service et glissa le regard vers le chanteur, en se raclant la gorge. Il semblait bien connaître le personnel du bar. Et avoir déjà un préjugé sur ce qu’il devait lui-même être ou ressentir. Il se racla la gorge, mal à l’aise et sortit un billet de vingt dollars, pour payer les deux consommations.

« … s’il-vous-plait. »

Il plongea les lèvres dans le liquide ambré pour fuir le silence de plomb qui s’était installé entre eux deux. Oh! Il avait observé le chanteur à la dérobée, sous le lampadaire agonisant. Il avait vu ses épaules se crisper à la simple mention de Dieu et de péché. Il avait vu ce malaise innommable à la vue de son dessin et ce recul instinctif, lorsqu’il avait récité son propre nom.

Ce fut à son tour de lâcher un soupir aigri. Ce serait toujours pareil. Il serait toujours un étranger. Dans sa propre caste et dans celle des autres. Lorsqu’ils avaient fondé ce petit groupe de rock à l’ombre des pubs de Camden Town, lui et les autres gars, il avait cru enfin avoir trouvé une appartenance. Il avait tout fait pour s’intégrer. Mais dès qu’un conflit surgissait au sein du groupe, même bénin, c’était toujours la même ritournelle.

Tu ne peux pas comprendre ça, toi. Tu ne peux pas comprendre ça, tu n’es pas des nôtres.

Les siens. Le téléphone posé sur le comptoir avait cessé de vibrer. Pour de bon, cette fois. Les «Poulette» affectueux avaient envahi l’écran et contrastaient avec le venin des mots au-dessous.

D’un geste brusque, il éteignit l’appareil et avala une grande rasade. Le vide s’était insinué en lui aussi surement qu’un poison mortel, maintenant.

Et dire qu’il n’avait pas eu le temps de lui demander le numéro de son putain de dealer. Quel. Gâchis.

Il sentait les iris de glace lui brûler la nuque. Il se retourna de même pour leur faire face. Leur mélancholie le submergea, un moment. Il ne dit rien. Il aurait voulu caresser cette joue mal rasée et lui dire que ça passerait. Peu importe quoi. Ça passerait.

Une autre chimère de plus.

« Et parce que je vais à l’Université et que je porte un nom impossible à jouer au Scrabble d’un seul coup, je ne ressens rien, c’est ça? Tes paroles, je les ai écouté, tu sais. Il faut lire entre les lignes mais… mais tu as perdu quelque chose d’important. Non. Quelqu’un d’important. »

Ça aurait pu être le guitariste qui écrivait ces paroles. Ou la bassiste, tiens. Dans n’importe quel autre groupe, c’aurait pu être vrai. Mais pas de la manière dont ce type agrippait son micro. C’était sa douleur à lui qu’il crachait, dans son putain de micro.

Il fit mine d’ignorer que l’autre lui tendait son feuillet et avala une autre gorgée. Il ne le reprendrait pas. Qu’il finisse à la corbeille, si son dessin répugnait le russe tant que ça. Ce type n’était pas comme sa meilleure amie, il n’était pas un des siens. Ça, ça c’était vrai. Le slave ne se servirait pas de ce bout de papier contre lui, il le sentait. Qu’il finisse émietté à la corbeille, son dessin, ses notes qu’il avait tant retracé, tout… Tout pouvait finir à la casse.

« On a tous perdu quelque chose d’important. Tous. Y en a qui perde leur foi dans un être supérieur quelconque. Des idéaux. Des foutus concepts à la con. D’autres, leur petite amie, pour un autre qui a bien mieux à offrir. Certains perdent leurs amis d’enfance pour des conneries, vraiment, des conneries, sans que ce soit jamais réparable. Il y en a qui perdent leurs foutus rêves juste parce que quelqu’un d’autre à décidé autrement à leur place. Il y en a qui perdent leur innocence et ce sentiment d’avoir le contrôle de leur propre corps. Il y en a qui perdent leur musique. Ouais, leur musique. Ou alors, ils perdent leurs putain de goût de vivre à tous les matins, à cause d’un maudit cachet qui leur rappelle qu’ils ne sont, au fond, que des condamnés à mort honteux et dangereux, en suspend et qu’ils vont passer toute leur vie à être ostracisés. Qu’ils aient fait les meilleures universités du monde ou non. »

Sans réfléchir, il posa une main pleine de compassion sur l’épaule du russe qu'il laissa un peu trop longtemps et sourit, tristement.

« Tout le monde finit par trouver l’écho dans la douleur d’un autre. Même un putain de petit con comme moi. C’est pour ça que la musique existe, non? Pour exprimer ce qui ne se dit pas autrement. »

Il se leva et attrapa son verre qu’il vida d’un trait.

« Garde-le, fais-en ce que tu veux, l’ami. Offre-le à ta tendre épouse, tiens. My compliments to the Lady. Elle a du goût, cette fille, je te le dis, moi. Je resterai dans le fond de la salle, la prochaine fois. Je fumerai ma clope et je décamperai. Promis. »

Sans même attendre, la réaction de l’autre, il tourna les talons et quitta le bar d’un pas rapide. Il marcherait. Il marcherait jusqu’à la prochaine station de métro. Peu importe où elle se trouverait. On était dans le Bronx. Il trouverait bien un dealer en chemin. N’importe quoi. N’importe quoi pour apaiser l’agonie en lui. De la coke. De l’héro. Du fentanyl. Comme Pettigrew. Parfois, il enviait le sort de Pettigrew, dans son centre spécialisé, à Manchester. N’importe quoi pour apaiser le serrement, dans sa poitrine.

Il ne remarqua pas les premières gouttes de pluie. Il marcha jusque la pluie devienne plus forte. Puis, machinalement, il tâta son avant-bras gauche et s’arrêta, complètement abasourdi, en plein milieu du trottoir.

Il en avait oublié son parapluie.
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:57

« Single-malt. Double... S'il vous plaît. »

Il a failli ne pas la prononcer, cette formule de politesse, Andy l'a bien vu. Il vois bien que cet homme-là a l'habitude qu'on le serve, et ça ne l'étonne guère. Il ne s'attendait pas à se faire payer son verre, cela dit, et hésite... Mais sa maigre paie apprécie le sursis, il doit bien l'admettre. Et il voit bien aussi, son collègue hausser les épaules, comme pour lui signifier qu'il devrait laisser couler, profiter de ce qui lui est offert, et qui encaisse la somme sans sourciller. Une part de lui aurait voulu protester, mais les mots sont restés bloqués au fond de sa gorge, et son regard fixe à nouveau le feuillet. Il n'arrive pas à comprendre pourquoi ces yeux-là le transpercent à ce point. Pourquoi cet homme-là parvient si facilement à transcender une musique qui n'est pas la sienne. Sa musique. Alors pose une question sans doute maladroite, comme il l'est toujours un peu, quand il n'est pas derrière son micro.

« Et parce que je vais à l’Université et que je porte un nom impossible à jouer au Scrabble d’un seul coup, je ne ressens rien, c’est ça? Tes paroles, je les ai écouté, tu sais. Il faut lire entre les lignes mais… mais tu as perdu quelque chose d’important. Non. Quelqu’un d’important. »

Ses mots le transpercent plus encore que son regard jusque-là. Il se doute ben qu'il l'a écouté, i ll'a bien compris. Dans son discours, dans cette ligne de musique qu'il a composée et qui se mêle parfaitement à la sienne. Cette lignée tracée sur ce feuillet, qu'il refuse manifestement de reprendre. Et puis il se sent honteux, le polonais, parce que ce que suggère l'anglais, c'est qu'il ne fait que s'attacher à des préjugés stéréotypés, et que ça n'est pas très charitable. Et il a raison, c'est d'ailleurs bien le problème. Où sont-ils passés, alors, ces grands préceptes de tolérance qu'il affectionne tellement ?

« On a tous perdu quelque chose d’important. Tous. Y en a qui perde leur foi dans un être supérieur quelconque. Des idéaux. Des foutus concepts à la con. D’autres, leur petite amie, pour un autre qui a bien mieux à offrir. Certains perdent leurs amis d’enfance pour des conneries, vraiment, des conneries, sans que ce soit jamais réparable. Il y en a qui perdent leurs foutus rêves juste parce que quelqu’un d’autre à décidé autrement à leur place. Il y en a qui perdent leur innocence et ce sentiment d’avoir le contrôle de leur propre corps. Il y en a qui perdent leur musique. Ouais, leur musique. Ou alors, ils perdent leurs putain de goût de vivre à tous les matins, à cause d’un maudit cachet qui leur rappelle qu’ils ne sont, au fond, que des condamnés à mort honteux et dangereux, en suspend et qu’ils vont passer toute leur vie à être ostracisés. Qu’ils aient fait les meilleures universités du monde ou non. »

Les mots du britannique résonnent avec toute la force du désespoir aux oreilles du slave. La foi, à laquelle il se raccroche, lui, coûte que coûte, comme à la dernière pierre encore stable avant la chute, ce type l'a sans doute perdue. Ca, ou quels que soient les idéaux qu'il pouvait avoir par le passé. Sa petite amie, ses amis d'enfance, ses rêves à cause d'un autre. Ces mots-là résonnent déjà en lui parce que la douleur qui s'en dégage se mêle à la sienne, comme on enlacerait une vieille amante, peut-être pour la dernière fois. Mais la suite lui laisse le coeur au bord des lèvres et ce sentiment de malaise grandissant. Perdre sa musique. Le polonais en mourrait. C'est tout ce qu'il lui reste, aujourd'hui. Et Alastair a perdu la sienne ? En plus de tout le reste, de la maladie dépeinte dans ces cachets matinaux, dans cette malédiction qu'il décrit, et qui allume ces quatre lettres en rouge dans son cerveau : S.I.D.A. Parce que l'innocence et le contrôle du corps perdu, l'ostracisme subi, la médecine et le danger et cette foutue condamnation se mêlent et n'aboutissent qu'à cette conclusion. Parce que le cancer ne se transmet pas. Parce que la mucoviscidose est congénitale et non virale. Parce qu'un coup du sort ne plane pas éternellement au-dessus de la tête du condamné comme une putain d'épée de Damoclès quo'n ne peut qu'attendre de voir tomber.

La main sur son épaule lui semble irréelle. Qui est-il, lui, alors, pour se plaindre de sa perte, ses pertes, quand sa musique est toujours sienne, et quand son corps lui appartient toujours ?

« Tout le monde finit par trouver l’écho dans la douleur d’un autre. Même un putain de petit con comme moi. C’est pour ça que la musique existe, non? Pour exprimer ce qui ne se dit pas autrement. »

Les yeux du chanteur ne le quittent plus, trop brillants sans doute, alors que l'autre vide son verre d’un trait, et qu'il détient toujours lui-même cette feuille de papier au creux de ses doigts.

« Garde-le, fais-en ce que tu veux, l’ami. Offre-le à ta tendre épouse, tiens. My compliments to the Lady. Elle a du goût, cette fille, je te le dis, moi. Je resterai dans le fond de la salle, la prochaine fois. Je fumerai ma clope et je décamperai. Promis. »

Il n'a pas le temps de réagir qu'il a vu le brun partir, le laissant abasourdi. Il aurait ben des commentaires à faire, mais les informations multiples s'entrechoquent dans son esprit. Et la seule pensée cohérente qui finir par se former, est celle qu'il a disparu, cet autre qui le comprend trop bien.

La moitié de sa bière dévale son gosier et le dessin, la partition, gagnent son portefeuille comme et sa poche arrière comme il s'élance à son tour vers la sortie. Mais l'anglais n'est plus là, et seul trône son parapluie oublié, sous la lumière clignotante du lampadaire à l'agonie. Andrew s'en empare et se met à courir, sans trop savoir quelle direction prendre, droit devant. Comme il l'aurait sans doute fait, s'il avait tenté de fuir, loin, le plus loin possible. Il ne remarque même pas vraiment la pluie qui s'abat sur lui, presque jusqu'à devenir orage, alors que son blouson est resté à l'intérieur du bar. Il ne remarque plus rien que cette silhouette fine, aux vêtements trop coûteux pour supporter une telle saucée. Et après cette course effrénée, le voilà qui se plante devant lui, trempé jusqu'aux os, son parapluie à la main, incapable de trouver le moindre mot tout d'abord, et de longues secondes s'écoulent avant qu'il ne finisse par laisser échapper.

« Ma femme. »

Un souffle rauque, qui n'a pourtant rien à voir avec l'effort de la course.

« J'ai perdu ma femme il y a moins d'un an, et ma petite soeur en 2013. »

Chaque mot prononcé lui écorche les lèvres autant que le coeur, et ce goût aigre au fond de sa gorge ne semble pas vouloir partir. Alors il ne parle pas de la maladie de sa cadette, ni de son deuil loin d'être terminé. Il ne parle pas non plus des tentatives de sa défunte épouse concernant sa musique, du fait que c'est peut-être bien à cause d'elle qu'il est là ce soir. Il reste là, face à cet étranger qui lui ressemble plus que l'oeil ne saurait le voir, dans toutes ces fêlures qu'ils s'acharnent à dissimuler chacun à leur manière.

Et le parapluie reste fermé au creux de sa main, qu'il n'a même pas pour l'heure eu la présence d'esprit de rendre à son propriétaire.
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:57

La pluie. Elle avait commencé surnoisement. Goutte par goutte. Puis, le temps d’une dizaine de pas à peine, elle s’était abattue sur la ville comme la sentence d’un condamné à mort. Une averse froide d’octobre, balayée par le vent, qui finissait par s’insinuer dans vos vêtement et vous laisser, tremblant de fièvre au bord du gouffre.

Alastair était resté immobile, abasourdi, au milieu du trottoir. Comment avait-il pu oublier son parapluie? Mais comment? Il traînait ce fichu parapluie avec lui depuis la mort de son grand-père, lorsqu’il avait six ans. Il avait levé la tête vers les nuages et s’était maudit lui-même, les cheveux collés sur front et la pluie ruisselant sur ses joues. L’application Google de son téléphone lui donnait encore une quinzaine de minutes de marche avant d’atteindre la prochaine station de métro.

Le bar. Il n’était pas loin. Pas encore. Le jeune homme se retourna et lança un coup d’œil désespéré derrière. Il avait dû l’oublier au bar. Il se maudit davantage. Comment pouvait-il seulement y retourner, maintenant? Comment pourrait-il affronter de nouveau le russe et son beau regard mélancolique? Son mépris de ce qu’il était. Un enculé* sidéen, oui. Pourquoi lui avoir donné ce maudit feuillet? Pourquoi s’être dévoilé à ce point? Comment pourrait-il affronter de nouveau ce mec?

Son cœur se serra. Il aurait dû rester au fond de la salle, comme toujours. Il aurait dû. Se contenter de l’écouter chanter cette tristesse sans fond, de loin et de rêvasser à ce que le chanteur le touche lui comme il touchait son micro, sur scène. Parfois avec douceur, parfois avec cette rudesse brute qui le faisait frémir. C’était une fantaisie. Un rêve en technicolor qui arrivait parfois à éloigner ses putain de fantômes, l’espace d’un moment.

Mais comment rêver, maintenant? Comment pouvait-il même s’imaginer dans les bras de ce mec avec cette alliance qu’il avait vu cette alliance à son doigt? Comment rêver alors qu’il avait vu tout ce malaise, dans les yeux de l’autre? L’alliance, on s’en foutait. Il y en avait eu, d'autres hommes mariés. Mais cette peur, cet embarras... Alastair n’avait pas pu le tolérer.

Il s’était remis en marche. Lentement. À quoi bon maintenant? Il était trempé jusqu’au os, de toute façon. Il allait tourner le coin lorsque des pas de course dans sa direction l’alertèrent. Alastair se retourna, fébrile. Ses beaux habits avaient-ils déjà attiré la fange du quartier?

Mais au travers du rideau de pluie, il avait distingué la silhouette du russe. Il s’était arrêté, la bouche entrouverte, pour le voir courir jusqu’à lui, le parapluie à la main. Abasourdi, il regarda l’eau ruisseler sur les avant-bras nus et perler sur la chevelure claire, sans pouvoir prononcer un mot. L’homme repris son souffle, les mains toujours serrées sur le grand parapluie noir, qu’il tenait fermé, malgré la colère des éléments.

« Ma femme. J'ai perdu ma femme il y a moins d'un an, et ma petite soeur en 2013. »

Le parapluie. Alastair avait observé, avec fascination, une goutte de pluie glisser sur poignée de métal, sculptée en tête de lion. Elle avait caressé les reliefs de la crinière, coulé le long de la puissante mâchoire et évité la gueule ouverte pour finir sa destinée éphèmère sur le bitume, à leurs pieds. Il n’arrivait pas tout à fait à enregistrer ces sons rauques qui étaient sortis, comme des coups de baillonnette dans sa propre chair, de la bouche du chanteur. Il avait relevé la tête doucement et avait contemplé le visage du slave, en silence. Il se tenait droit. Comme un soldat. Un roc immuable au déchainement de la nature, autour de lui. Un roc seul et laissé à lui-même, érodé par les vagues.

Une onde de honte submergea l’étudiant. Il revoyait sa tante Grace, dans leur salon, répéter encore ces mots d'amour pour un mari qu’elle avait perdu pendant la guerre du Viêt-Nam. Quarante ans et encore cette tendresse. Et ce manque viscéral, sans doute. Il n’avait jamais perdu personne, lui. Personne de vraiment important. Personne d’autre que lui-même. Les mots ne venaient pas. Pas du tout. Même pas un putain de « Mes condoléances. » Trop froid. Trop protocolaire. Trop vide. Il n’y avait pas de mots, pour la douleur qu’il voyait, dans ces yeux là. Elle devait être. Elle devait se vivre. En silence. En musique. En éclat. En éclat comme celui-ci, sur un trottoir au bord du déluge.

Il sourit tristement et hocha la tête avec compassion. Ces mots. Ces mots étaient une offrande. Une offrande donnée à un pur étranger, au coin d’une rue. Il n’y avait rien à dire. Seulement écouter. Encore et encore.

Il se pencha et prit avec douceur son parapluie des mains du slave. Il resta encore un moment, à l’observer en silence et à se gorger de cette mélancolie qui les liait tout les deux. Il ouvrit la grande toile noire avec de larges gestes dramatiques pour la placer au dessus de la tête de l’autre qui frissonnait, sans s’en rendre compte.

« Tu vas chopper la crève, comme ça, Mate. Et ta femme… Ta femme et ta petite soeur, elles vont revenir me hanter, si tu n’arrive pas à chanter, Vendredi prochain. Tu habites loin? Tu as des vêtements de rechange au bar? »
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:57

Andy ne sait pas expliquer pourquoi il a ressenti ce besoin presque viscéral de courir à la suite de l'anglais, et celui tout aussi impérieux de partager avec lui ce qui se cache sous les mots qu'il jette dans son micro toutes les semaines. Tout ce qu'il sait, c'est que là, face à l'autre, il ne bouge plus, attend un geste, une réaction de sa part, comme une sentence. Il l'observe, alors que le britannique fixe le parapluie dans sa main qu'il tient encore fermé. Il l'observe encore, fixement, comme ses yeux clairs remontent jusqu'aux siens. Il ne bouge toujours pas, droit comme un i comme il a si bien appris à l'être, malgré la pluie qui ruisselle sur tout son être. Alastair ne dit rien, hoche simplement la tête avec ce sourire triste qui transpire de toute la compassion dont il peut faire preuve à l'aveu qu'il vient de lui faire. Toute cette compréhension silencieuse qui les lie sans qu'il ne parvienne à l'expliquer. Ce qui unissait leurs regards, de part et d'autre de la scène.

Et puis la tête de lion a quitté la main du polonais, et la large toile noire les a surplombés tous deux, les abritant tardivement des éléments déchaînés, imposant une proximité qui ne le laisse pas indifférent, autant qu'elle l'embarrasse. Andrew réalise à peine qu'il frissonne, là, face au brun tout aussi trempé que lui, comme il a pu le faire à l'armée, lors des entraînements éprouvant leur résistance.

« Tu vas chopper la crève, comme ça, Mate. Et ta femme… Ta femme et ta petite soeur, elles vont revenir me hanter, si tu n’arrives pas à chanter, vendredi prochain. Tu habites loin ? Tu as des vêtements de rechange au bar ? »

Le polonais baisse le regard sur la main pâle refermée sur le pommeau ouvragée, là, juste entre eux, et esquisse un sourire faiblard. Les deux femmes qu'il a perdues sont montées aux cieux, rejoindre leurs ancêtres. Il en a la conviction. Elles ne viendront hanter personne, mais veillent sur lui, de là où elles sont à présent. Que penseraient-elles en le voyant à cet instant, si proche de cet autre homme ? Il préfère ne pas y songer, trop inquiet de la réponse à cette question, et s'attache davantage aux deux autres interrogations de son vis-à-vis, plus terre à terre.

« Sunnyside, dans le Queens... Faut bien compter une demi-heure... »

Davantage en heure de pointe, songe-t-il, mais on en est loin... Et il ne parle que du trajet en voiture, les transports en commun beaucoup trop longs nécessitant plusieurs changements - et de passer par le coeur de Manhattan.

« Mon gilet et mon matos sont toujours au bar, mais rien d'autre... »

Rien pour le protéger du froid et des vêtements détrempés qui lui collent au corps. Tout comme l'ensemble hors de prix d'Alastair s'attache à chacun de ses muscles, sous le regard trop observateur du chanteur. Une bourrasque de vent plus forte que les autres le fait frissonner, le slave, et il ne doute pas une seconde que l'autre en fasse les frais autant que lui.

« Je... hum... on ferait mieux de rentrer avant d'attraper la mort, tu as raison... »

Le choix des mots laisse à désirer, il s'en rend compte trop tard. La mort, l'anglais l'a déjà attrapée, en réalité, mais ça n'était pas ce qu'évoquait le polonais. Et les mots plus explicites ne passent pas la barrière de ses lèvres, pourtant dans son esprit, le barman sous-entend bel et bien de raccompagner l'autre jusqu'à chez lui. Il n'ose pas davantage lui proposer de repartir avec lui jusqu'à son propre domicile, pas très certain de la manière dont il présenterait la chose à l'autre occupant des lieux, et encore moins de ce dont il a réellement envie. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il ne souhaite pas le voir disparaître, comme ça, au coin de la rue, sans espoir de le revoir un jour. Et que son regard cherche sans cesse à accrocher à nouveau les prunelles olives qui sondent son âme, comme s'il craignait à tout instant de les voir s'évanouir dans les airs s'il les quittait plus de quelques secondes des yeux.
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:57

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« On ferait mieux de rentrer… »

Là, sous le parapluie, il aurait pu simplement avancer la main et tracer du doigt toutes ces formes que le déluge moulait, sur le t-shirt et qu’il avait dessinées sur papier. Il pouvait presque sentir le souffle du mec sur l’arête de sa machoire. Presque. Mais c’était sans doute son imagination. Son imagination aussi qui lui chuchotait mille et une conneries, comme une centaines de petites voix disparates, dans sa tête.

Des avertissements. Des soupirs terrifiés qui récitaient en boucle tout ce qu’il avait lu sur internet au sujet de ces ‘’casseurs de pédés’’ et de leurs méthodes parfois peu orthodoxes. Des ricanements qui se moquaient de sa vulnérabilité et qui le traitaient déjà de sot de s’être laissé émouvoir par un pur étranger de la sorte. Des rires sordides qui profanaient toutes ces semaines à rêvasser de cette peau rude sous ses mains trop blanches, de ces tatouages sans fin qui contrastaient avec sa propre peau entre les draps. Alors que l’autre venait à peine de perdre sa femme.

Et puis il y avait ces iris bleus qui recherchaient sans cesse les siennes. Qui ne les lâchaient plus. Il y avait cette étincelle là, dans ces puits de glace sans fond qu’il avait croisé des centaines de fois. Souvent à la dérobée, à l’autre bout d’une salle bondée. Dans une salle de cours. Dans une cérémonie de mariage. Ou dans un bar. Ces regards insistants qui échangeaient, l’espace de quelques secondes, ce qui ne pouvait pas se dire à voix haute. La concupiscence, le rapprochement éphémère. Cet espèce d’innuendo qui se jouait sous le nez de tous les bien-pensants.
Nous appartenons tous deux à cette même caste maudite. Je t’attends dans la salle de bains de l’étage.

Mais ce n’était pas une foule de beaux habits et de robes de soirée qu’il y avait, entre eux deux. Non. C’était le fantôme de la femme de ce type qu’il pouvait presque sentir à côté d’eux, dans le souffle froid du vent. C’étaient ses propres fantômes qui riaient grassement, côte à côte sous la pluie. C’était sa maladie. C’était l’embarras, le malaise. Ce foutu malaise qui entravait tout. C’était le silence.

Le silence qui sous-entendait tout. La honte. La confusion. Le désir de rapprochement, quel qu’il soit. Où qu’il soit.

Était-ce son imagination?

Le russe aurait pu laisser le parapluie là où il l’avait trouvé. Il aurait pu le lui remettre et repartir sans rien dire au bar à la course pour se protéger des éléments. Mais il était resté droit, sous la pluie, à lui avouer de ses inflexions rauques et gutturales ce qu’il avait perdu à jamais. Et à rester devant lui, en silence à chercher son regard. Un lien, peu importe.

Une bourrasque plus forte, aux odeurs hivernales lui fit presque échapper le parapluie. Il pesta et tenta tant bien que mal de ramener la laine humide contre lui.

« Ouais, allons chercher ton blouson et ton mathos, pour commencer, hein? »

Pour commencer.

Alors qu’ils retournaient vers le bar, sans un mot, le jeune homme crut que sa tête allait exploser. Les voix s’entrechoquaient maintenant encore plus rageusement. Le Queens. Une demie-heure. Il impliquait qu’il avait une voiture. C’était ça, non? Devait-il simplement abandonner son compère sous le toit rassurant du bar et reprendre la route seul sous l’averse jusqu’au métro? Offrir de lui payer le taxi jusque dans le Queens? Lui demander voir s’il ne voulait pas reconduire chez lui? À deux heures du matin, comme ça, depuis le Bronx jusqu’à Upper West Side? Vraiment? Alors que le type aurait moins de route à faire pour s’écraser au chaud dans son propre lit? L’inviter chez lui? Il n’avait jamais ramené de mecs. Jamais. Trop dangereux. Ça se passait dans les allées, derrière les bars londoniens. Dans les toilettes. Dans des chambres d’hôtel impersonnelles qui se payaient en argent comptant. Là, où personne n’accusait personne de ces tendances honteuses qu’il fallait cacher à tout prix, de peur d’être déshérité au petit matin et de n’être plus personne, pour qui que ce soit.

Voulait-il vraiment prendre le risque de l’inviter chez lui?!

Ils étaient arrivés. Devant ce foutu lampadaire qui n’avait pas survécu au déluge. Serrant davantage le métal de la poignée dans sa main, il baissa légèrement la tête pour rencontrer à nouveau ce regard mélancolique rivé sur lui. Il resta un moment à les contempler, en silence. Puis, il se détourna vers le visage vers la porte, en se mordant la lèvre.

Tanpis.

Tanpis si l’autre ne comprenait pas son innuendo. Tanpis si le chanteur ne le comprenait que trop bien et lui dise qu’il avait tout faux. Qu’il le traite d’opportuniste. Tanpis s’il le repoussait. Tanpis s’il finissait avec un œil au beurre noir.

Tanpis.

Tanpis pour le putain de concierge de son immeuble. On était vendredi soir, bon dieu. Il pouvait faire ce qu’il voulait, non? Et les autres jeunes de son âge invitaient bien leurs potes chez eux. Pour prendre un coup et discuter. Juste discuter. De n’importe quoi. De filles. De leur boulot. De leurs études. De la vie. Tanpis pour Auntie Grace. Elle était à moitié sourde, de toute façon. Elle n’entendait ce qu’elle voulait bien entendre et c’était tout. Elle n’entendrait pas ce qu’il avait en tête. À cette heure, elle serait couchée, la vieille conne. Tanpis, tanpis, tanpis.

Il s’humecta et les lèvres et se racla la gorge.

« J’habite juste à l’ouest de Central Park*. Je peux te passer une serviette et un pull sec, si tu veux. »

Il lança une œillade vers le russe et sortit son étui à cigarette pour masquer son embarras. Maladroitement, jonglant avec le parapluie, il s’en alluma une et fixa la porte, en pinçant les lèvres, n’osant pas déchiffrer l’expression du beau visage triste en face de lui.

« Allez ne reste pas là, Mate. Tu grelottes. Va au chaud chercher ta guitare et ta veste pendant que je fume ma clope. »

* J'ai checké Google Maps. En voiture, ça prend... environs 29 minutes, à 3h du mat pour se rendre de Co-op City à la 102th streeet West. En apres-midi, ça en prend au moins 40.

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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:58

Rentrer. Comme s'il existait un endroit où ils avaient légitimité à revenir tous les deux ! Au bar peut-être ? Le polonais sait bien, pourtant, que ce n'est pas ce qu'il a en tête, quand bien même les images qui se forment dans son esprit à l'imagination visuelle pourtant limitée ne lui semblent pas légitimes une seconde. Ni légitimes, ni autorisées. Un désir interdit, que sa culture et sa religion rejettent, pourtant renforcé par les vêtements humides collant à la peau de l'anglais face à lui. Il n'a pas son don pour le dessin, c'est une évidence, pourtant la silhouette devinée sous le tissu détrempé lui apparaît presque trop facilement. Péché. Il n'a pas le droit d'avoir ce genre de pensées, il le sait bien. Que dirait-elle, si elle le voyait ainsi, immobile, incapable de détacher son regard de celui du britannique ? La déception qu'il imagine dans le regard de son épouse, dans celui de sa défunte cadette, le terrasse. La même que celle qu'il a lue dans le regard de Michal quand il a refusé de revenir en Pologne, quand il a décidé de changer de nom. La colère, aussi, dans les prunelles grises de son frère. Et cette désolation infinie dans les yeux de sa mère, comme si elle perdait encore un autre enfant. Quelle déception lirait-il dans ceux de son père, s'il le savait voué aux tourments éternels, loin des cieux auxquels ils aspirent tous ?

Le vent cinglant prend des airs de châtiment divin comme il fait presque échapper le parapluie des mains du brun, qui peste contre les éléments, et ramène tant bien que mal son manteau de laine imbibé de pluie contre lui. Andy grelotte, il s'en rend tout juste compte. Mais ça n'a pas d'importance, il connaît le froid, il en a une certaine habitude. Et ça, au moins, il ne le craint pas.

« Ouais, allons chercher ton blouson et ton matos, pour commencer, hein ? »

Pour commencer. Mais pour poursuivre de quelle manière ? Le slave navigue en plein inconnu, mais étrangement, l'idée de ne pas être seul dans cette galère, accompagné par l'autre près de lui, le rassure un peu. Il est incapable de s'expliquer pourquoi, si ce n'est que cette compréhension muette entre eux prend chaque instant plus d'ampleur, aussi incongrue puisse-t-elle sembler.

La lumière du lampadaire a rendu l'âme, et le barman lève la tête à l'ampoule grillée. Miroir de la grâce divine qui s'éteint sans doute sur lui. Là sous le parapluie les protégeant de la pluie, le visage encore détrempé, il sent ses yeux s'embuer. Il ne devrait pas. Il n'a pas le droit. Pourtant c'est encore le regard d'Alastair qu'il cherche, encore, et encore, et encore. Ce regard qui lit si parfaitement en lui. Et le silence règne encore un instant, alors qu'ils restent tous deux immobiles devant la porte de ce bar où il bosse depuis près d'un an maintenant.

« J’habite juste à l’ouest de Central Park*. Je peux te passer une serviette et un pull sec, si tu veux. »

Un coup d'oeil en biais, un embarras palpable, comme écho au sien. L'autre sort son étui à cigarette, et allume une tige avec difficulté, avant qu'il n'ait la présence d'esprit de tenter de lui venir en aide.

« Allez ne reste pas là, Mate. Tu grelottes. Va au chaud chercher ta guitare et ta veste pendant que je fume ma clope. »

Il hoche doucement la tête, et pousse finalement la porte de son antre. La foule, le bruit, et la lumière des spots lui paraissent suffoquant dans la seconde où il y pénètre, et il inspire profondément, comme si ça pouvait lui donner un courage supplémentaire. A travers la foule, il se fraie un passage presque au pas de course, passe dans l'arrière-salle chercher ses affaires, et fait demi-tour dans l'instant, son vieux hoodie déjà imbibé d'eau à peine l'a-t-il enfilé, pour se trouver face au regard médusé de son guitariste.

« Hé mais... tu te casses déjà ? Vas-y on n'a même pas pris un verre ensemble... Mais... T'es trempé comme une soupe, comment t'as fait ton compte ?
- Je me suis fait surprendre par l'orage... Faut que je me change et... Faut que j'y aille. »

Il esquive le regard perplexe, inquisiteur presque, de son ami, et fuit vers la sortie. Promis, Nick, je t'appelle demain. Il sent bien qu'il va s'inquiéter, qu'il faudra le rassurer sur sa santé. Physique, au moins, sans mentir. Pour le mental, il ignore parfaitement ce qu'il pourra lui dire, mais refuse d'y songer pour l'heure. Sortir. Là où l'autre s'imprègne encore de nicotine.

« Je suis garé par là. »

C'est tout ce qu'il laisse s'échapper de sa gorge comme il rejoint l'anglais, sans plus de précision. Il faudra le guider, et l'idée de faire une connerie impardonnable s'insinue dans son esprit. Il ne recule pas pourtant. Lucifer a charmé une autre âme perdue, il faut croire. Et lorsqu'il parvient à sa voiture, sa guitare calée à l'arrière, le britannique assis à côté de lui, le moteur en route, ses prunelles claires cherchent encore les deux billes olive de l'autre.

« Je vais où ? »

Vingt-six années de chasteté, de valeurs morales exacerbées, d'attitude sans doute trop parfaite, pour se conformer aux attentes de Dieu.
Et quelques secondes, un regard échangé dans l'obscurité d'une salle bondée, pour tout envoyer balader. Est-ce ce qu'Eve a ressenti lorsqu'elle a guidé Adam vers le fruit défendu ? Il a le sentiment de comprendre mieux que quiconque a cet instant, la première femme et mère de tous les hommes. Est-ce que Dieu a pardonné à son enfant ? Est-ce qu'il pourra lui pardonner un jour ? Et si ce n'est pas le cas ?
Tant pis.
Tant pis pour Dieu, pour la déception des siens, pour la trahison envers Evangeline. Il ne voit plus que les prunelles olive et les mèches brunes face à lui, et refuse de les voir disparaître.
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:58

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Dos au mur du bar, tapi sous le maigre abri que lui offrait sa devanture de brique contre le vent, il envoya la fumée de sa cigarette au loin, dans l’obscurité de la nuit. Les voitures passaient, comme en plein jour et l’illuminaient par intermittence, comme le spotlight d’une scène où il aurait préféré ne pas se retrouver.

Oh non! Ce n’était pas d’un Dieu invisible quelconque qui le rendait nerveux. Enfin, pas vraiment. Il avait été élevé dans cette espèce de parade anglicane qui resurgissait dans toute sa splendeur lors des évènements officiels. Le reste du temps… elle n’existait pas. Elle n’existait tout simplement pas. Elle avait été remplacée par le pouvoir et l’argent. Par une morale qui clamait toutes sortes de choses bien vertueuses pour faire son contraire sans scrupule dès qu’on avait le dos tourné.

Non, ce n’était pas de Dieu dont il avait peur. C’était de son père. Son père qui vantait encore la manière dont Thatcher avait écrasé les émeutes ouvrières. Son père qui parlait encore à mots plus ou moins couverts, entre pairs, de l’infâmie de l’épidémie des années comme d’une purge sociale. Son père qui s’était servi allègrement d’arguments comme «déviance», «perversion» «immoralité» pour enlever les enfants d’une mère qui avait tout quitté pour son amante et les donner à un géniteur pire encore. Son vieux père qui pouvait encore se permettre de dire, à voix haute, en 2018, avec ses amis et ses bons clients, que son cabinet n’engageait pas ce genre de gens-là. Son père qui s’était bien assuré de lui faire comprendre, tout au long de sa vie, qu’il détenait sa vie et son destin entre ses mains.

Quelle était la différence entre la figure de Dieu et celle d’un père? Aucune sans doute. Les deux avaient jeté leur sacro-sainte semence au hasard, le temps d'un soupir, sur des courbes fertiles et s'étaient auto-proclamé maîtres de leur créations. Son père faisait largement office de celle d’un Dieu sans merci. Alastair jeta son mégot sur le trottoir. À bien y penser, là, sous la pluie… celle d’un Dieu invisible. Il n’avait pas vu ni parlé à son père en personne depuis un moment déjà. Depuis l’overdose de Pettigrew. Non. Depuis son renvoi d'Oxford. Son père dictait ses désirs et ses ordres par personne interposée. Par sa secrétaire. Par son assistante. Par l’infirmière de sa tante qui le forçait à se lever, le matin. Par ce petit procureur de merde qui l’avait sorti de prison. N’était-ce pas ça, une religion? Obéir aux ordres d’une entité qu’on ne voyait pas par l’intermédiaire de ses émissaires?

Mais tout ça… tout ça n’était qu’un sursis. Alastair jouait contre la montre. Il faisait comme on lui avait appris. Cultiver les apparences. Rapporter d’excellentes notes, faire un stage exemplaire au bureau du Procureur. Tout ça, pour avoir le pardon de son géniteur. Son pardon, oui. Et sourire aux filles lors des soirées mondaines. Les faire valser. Bien les baiser pour ne pas qu’on se pose des questions. Parce que, comme un dieu omniprésent, son père finissait par tout savoir et…

« Je suis garé par là. »

La ganse de sa guitare à la main, le slave était réapparu, vêtu d’un hoodie déjà humide. Alastair resta un muet, un moment. Il lui avait pourtant donné l’occasion de s’esquiver de tout le beau malaise que son dessin et que ses mots insinuaient. Il savait, le slave. Il savait ce qu’il était. Pourtant, il était là, sa guitare et ses clés de voiture à la main, à rechercher encore et toujours son regard. Il le lui rendit, sans un mot. Ça va aller, promis. Tu n’auras rien besoin de faire. Rien. Laisse-moi faire. Je ne te ferai rien de mal. Rien que tu ne veuille pas que je fasse. Je te le promets. Il lui sourit faiblement, hocha la tête et le suivit jusqu’à une vieille voiture qui avait dû en voir, du pays. La portière grinça quand il l’ouvrit et il s’assit, sur le siège du passager. Le chapelet, accroché au rétroviseur se balança un peu lorsque la portière se referma. Alastair ne pu s’empêcher de regarder la chose d’un œil méfiant et se racla la gorge.

« 310, 102th street West. C’est… c’est à quelques minutes de Central Park, vraiment. »

Le trajet se fit en silence, entre les coups d’œil à la dérobée et les lumières de plus en plus denses qui défilaient, autour d’eux. Central Park apparut avec ses larges murailles et sa nature endormie par l’automne. Puis, alors que la voiture longeait la 102th, Alastair pointa un édifice de pierre brune, au relief finement sculté, à demi caché par un immense arbre squelettique.

« C’est… c’est ici. »

Il resta là, un moment, les mains sur les genoux, à regarder son édifice par la fenêtre de la voiture stationnée, comme un imbécile. L’angoisse était remontée dans sa gorge. Et si tante Grace était reveillée? Et si l’infirmière était toujours là?

Et si ce type regrettait, maintenant qu’ils étaient arrivés? S’il regrettait? Et si il ne voulait que s’enfuir, maintenant? Devait-il simplement lui proposer d’aller chercher le pull et de le lui descendre? Absurde. Complètement absurde. Il se tourna vers le russe, cherchant dans son regard un signe quelconque de recul ou d’encouragement.

« Viens. »

Il prit son parapluie et ouvrit doucement la portiere et la referma derrière lui pour se retrouver encore une fois sous la pluie. L’autre portière claqua et il monta l’escalier de pierre le dos un peu trop droit, pour ouvrir la porte de chêne en face de lui.

**

« Sale temps, Monsieur Pratt, n’est-ce pas? »

Le concierge les avait dévisagé tous les deux. Avec leurs vêtements mouillés, qui dégouttaient sur le beau plancher de marbre, leurs cheveux collés au front et leurs têtes d’épouvantail. Le vieux bonhomme commençait à être habitué, aux allées et venues nocturnes de son plus jeune locataire. Mais il ne l’avait jamais vu accompagné de qui que ce soit. Encore moins à cette heure. Il sourit mal à l’aise.

« Je vous appelle l’ascenseur. Bonne nuit, sir. »

**


Quatrième étage. La grille de l’ascenseur antique s’ouvrit elle aussi en grinçant. À pas de loup, le jeune homme sortit ses clefs et intima son invité au silence et déverrouilla la lourde porte de l’appartement. À l’intérieur, on n’entendait pas un son. Un bref coup d’œil anxieux lui confirma que l’infirmière était partie et que le téléviseur, dans la chambre de sa tante au bout du couloir, était éteinte. Alastair ne put s’empêcher de pousser un soupir de soulagement. Il se tourna vers le russe et chuchota rapidement en pointant la rampe d’escalier, qui menait à l’étage supérieur.

« Allons en haut, on sera tranquille. »

Avec précautions, il se faufila dans les ombres de l’immense living room et ouvrit les portes vitrées du buffet pour en sortir deux verres. Il rejoignit l’autre et le mena silencieusement à l’étage. Il n’y avait là que sa chambre, une minuscule pièce de lecture et une petite salle de bains à son usage. Il tâta dans le noir le dessus du cadre d’une lourde porte et ramassa la clé pour ouvrir une petite pièce qui sentait la cendre froide, encombrée de livres, de poussière, de partitions à moitié achevées, de 33 tours, de cendriers déjà bien remplis, avec un vieux canapé des années 40 et un fauteuil de cuir. Alastair avait scotché la petite affiche promotionnelle de son ancien groupe, les Untitled, sur le mirroir. Il avait punaisé, tout autour du portrait de son grand-père et de Churchill les photos en noir et blanc de pin-ups lascives qu’il avait trouvé, sous les lattes du plancher. Là, sur la table basse, un livre à l'eau de rose et à la couverture jaunie - un Erica Jong dédicacé, bordel! - était étalé, pages contre table. Le jeune homme en avait déjà lu la moitié, en ricanant parfois, en se trémoussant à d'autre, en écoutant des disques et en fumant des cigarettes. Ici, c’était son cocon. Sa tannière. Il se sentait en sécurité là-dedans, contrairement à sa chambre où les fantômes tournoyaient autour de son lit. Comme le château-fort de coussins qu’il se faisait, enfant, pour éviter les cauchemars sur ces «villains messieurs» qui allaient l'emmener, comme l'autre garçon, s'il n'était pas sage. Peut-être s'y sentait-il en sécurité à cause de Churchill, qui sait? Auntie Grace ne pouvait plus monter à l’étage. L’infirmière n’y avait pas affaire. La bonne avait depuis longtemps oublié que cette pièce existait.

Alastair sortit d’entre les livres une vieille bouteille de scotch hors de prix, qu’il avait déjà bien entamée. Un cadeau de politesse qu’on avait sans doute dû envoyer un jour à sa tante, pour Noël. Il la posa sur la table basse avec les deux verres et tendit la main vers le fauteuil, d’un geste acceuillant.
Personne ne viendrait les déranger. Personne.

« Sers-toi. Je vais te chercher de quoi te sécher. Et... et un pull sec.»


Il sortit de la pièce fébrilement et se dirigea vers sa propre chambre, juste à côté. Il ignorait, en réalité, ce qu'il devait faire. Tout était toujours... plus... plus... plus fluide. Généralement, il n'avait jamais eu vraiment à lever le petit doigt pour qu'on lui saute dessus, une fois l'intimité trouvée. Ou bien, il savait exactement ce que le mec voulait et se pliait volontiers à genoux, sans discuter, sans caresses, sans préambule, sans rien. Comme un contrat tacite. Parce que les mecs savaient pourquoi ils étaient dans un tel espace inconfortable et exigu. Toujours. Pour satisfaire quelque chose d'éphémère avant de reprendre les apparences. Et passer au suivant. Son imagination était déjà loin. Très, très loin.

Et pourtant... pourtant il y avait ce russe. Avec son dos trop droit, ses yeux d'une tristesse infinie qui le faisait frémir bien plus que sa chair, ses mains serrées jusqu'à ce que les jointures blanchissent et son silence. Son putain de silence. Son pull de laine bleue contre son torse nu Alastair se recroquevilla un moment contre la porte de sa chambre. Non, il ne savait pas ce que voulait ce mec, de l'autre côté du mur. Ce n'était sans doute pas la même chose que lui. Mais... Mais que voulait-il, lui? Il ne savait plus. Il voulait seulement continuer à contempler ce regard. Il se releva, enfila prestement son pull, se dirigea vers la commode et en sortit le hoodie de Nine Inch Nail qu'il s'était acheté, lors de leur dernier passage à Londres. Il adorait ce groupe. Le russe était plus petit mais plus baraqué que lui. Il huma le coton du chandail noir en imaginant le torse du slave dedans, attrapa un T-shirt gris, une paire de chaussettes et poussa la porte du petit salon, avec un sourire gêné.

« Tiens, j'ai trouvé ça. La... la salle de bains est juste à droite. Il y a des serviettes propres sur l'étagère. »
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Nathanael Keynes
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:58

Il aurait pu prendre la fuite, peut-être même qu'il aurait dû. Rentrer sagement chez lui, regagner sa petite chambre et sa solitude, et garder le souvenir de ces yeux perçants posés sur lui au fin fond de son esprit, là où personne ne peut le lire. Personne à part Dieu. Sans doute que la morale et les idées qu'on lui a inculquées depuis tout jeune s'en porteraient mieux, sans doute qu'il éviterait une déception supplémentaire à sa famille déjà bien éprouvée. Pourtant il est là, à nouveau, aux côtés de l'anglais, sous la pluie battante, prêt à regagner son vieux break en compagnie de cet inconnu avec lequel la compréhension se passe de mots. Ces mots qu'il a tellement de mal à prononcer, qu'il ne sait que cracher dans son micro, après des heures et des heures de travail pour les coucher sur le papier.

Il voit bien le regard d'Alastair vers ce chapelet qui pend à son rétroviseur comme un talisman et cherche les mots, encore et toujours, pour minimiser la présence d'une telle relique, pourtant si lourde de sens pour lui. L'anglais se racle la gorge, passe l'objet sous silence, et il fait de même. Ils l'ont vu tous les deux, pourtant, ils savent les regards et les non-dits. Mais le silence règne en maître, encore. Toujours.

« 310, 102th street West. C’est… c’est à quelques minutes de Central Park, vraiment. »

Il hoche à nouveau la tête, le polonais, et démarre sans un mot, dans ce silence qui l'imprègne éternellement dès lors qu'il descend des planches, jetant de fréquents coups d'oeil à l'autre près de lui. La nervosité devient palpable ; la sienne ou celle de l'autre ? Il est incapable de vraiment le préciser, mais il le sent. Elle alourdit l'atmosphère autour d'eux, pèse sur sa poitrine davantage que l'eau sur ses vêtements. Et lorsqu'il s'engage sur la 102th, il lui semble que tout l'habitacle est devenu électrique. L'édifice désigné lui semble démesurément cossu, bien loin de son vieux building à l'escalier de secours rouillé. Boże, que fait-il donc là ?

« C’est… c’est ici. »

Les mains sur le volant, il observe l'autre qui fixe la bâtisse, et ces doigts crispés sur ses genoux, avant qu'il ne tourne à nouveau la tête vers lui et que ses prunelles olive ne trouvent à nouveau la glace des siennes.

« Viens. »

Viens. Une simple invitation, comme confirmation à ce qu'ils ne disent pas. L'anglais a ouvert la portière, son parapluie en main, et Andy ne tarde pas à le suivre. Les portes claquent, les talons résonnent sur les premières marches. Il a pris sa guitare, comme s'il rentrait chez lui, mais il n'en est rien, et il se sent ridicule, là, face à ce gardien guindé qui accueille "Monsieur Pratt". Il n'est pas de ce monde, il n'a rien à faire là. Sans doute devrait-il reculer. Il n'en fait toujours rien.

« Sale temps, Monsieur Pratt, n’est-ce pas ? Je vous appelle l’ascenseur. Bonne nuit, sir. »

Andrew observe les lieux en silence, se sent terriblement incongru dans cet environnement huppé. Comme un accroc sur la manche d'une veste hors de prix. Il n'appartient pas ce monde-là, qu'est-il venu faire ici, après tout ? Il ne sait toujours pas répondre à cette question, et l'idée de prendre la fuite s'insinue toujours un peu plus dans son esprit. L'ascenseur est appelé, pourtant, et il s'y engouffre à la suite du brun. L'engin grimpe quatre étages jusqu'à une grille antique qui grince autant que les portières de son break. Le geste du britannique lui impose un silence dans lequel il se mure déjà depuis de longues minutes, et là encore, il hoche simplement la tête. Il n'a pas vraiment besoin d'encouragement à ce sujet, mais note le regard angoissé vers un bout de couloir d'où ne filtre ni son ni lumière pourtant, et le soulagement comme il en arrive à la conclusion qu'ils sont seuls éveillés ici.

« Allons en haut, on sera tranquille. »

Andy suit le mouvement, grimpe à cet étage plus intimiste que l'immense living où l'autre s'est emparé de deux verres. Un regard alentour lui laisse deviner une chambre, une petite salle de bains et une autre pièce pleine de livres, de partitions, de vinyles et de cendriers laissant l'odeur tenace du tabac froid emplir la pièce. Une petite pièce surchargée, où il se sent davantage à sa place que partout ailleurs depuis qu'il a quitté sa voiture. Il ne bouge pas, le polonais, peu désireux d'imbiber d'eau de le vieux canapé ou le fauteuil de cuir, mais se sent définitivement plus à l'aise dans cette endroit poussiéreux, face à ces pin-up d'un autre temps, et l'affiche d'un groupe où il retrouve les mèches sombres de l'anglais. Il est musicien, il en a la confirmation, mais en avait-il seulement besoin ? Il a envie de toucher les pages jaunies de ce vieux livre, de consulter ces pages de notes, achevées ou non, pour entendre la musique dans sa tête et s'imprégner de celle de l'autre qui connaît si bien la sienne.

Une bouteille de scotch apparaît dans son champ de vision, vient accompagner les deux verres encore vides sur la table basse et la main d'Alastair l'invite à s'installer.

« Sers-toi. Je vais te chercher de quoi te sécher. Et... et un pull sec. »

Et le voilà seul dans le refuge de l'autre. Il n'ose même pas bouger, comme si le moindre mouvement pouvait retirer à l'endroit la magie qu'il semble posséder. Il voudrait retrouver les yeux verts dans lesquels il se perd si facilement, comme pour légitimer sa présence, et tourne la tête vers lui dès que sa voix retentit à nouveau.

« Tiens, j'ai trouvé ça. La... la salle de bains est juste à droite. Il y a des serviettes propres sur l'étagère.
- Merci. »

Il dépose avec une délicatesse infinie sa guitare dans un coin près de Churchill et des pin-ups - pourquoi s'en est-il emparé déjà ? - et accepte les vêtements en offrande avec un hochement de tête significatif. La salle de bains tout près lui semble bien froide après la chaleur amicale de la petite pièce enfumée et il retire ses vêtements détrempés en silence, regrettant de ne pouvoir ôter son jean qui lui colle désagréablement aux mollets, mais pas certain d'être capable de se dévêtir devant l'autre non plus. Un soupir et une prière muette pour demander pardon à Dieu, et il s'active dans la salle d'eau, retire son t-shirt délavé et son hoodie. Les vêtements prêtés, propres et secs soulagent ses membres frigorifiés et c'est la serviette frictionnant encore sa tignasse qu'il reparait dans la petite pièce pour rejoindre l'autre et son regard perçant.

« Merci, vraiment. »

Des vêtements secs, de sa compréhension, de son invitation, du verre offert, de... Il ne sait même plus vraiment pourquoi il le remercie, un peu de tout ça, sans doute. Avec une certaine hésitation, il se rapproche, gagne le fauteuil offert un peu plus tôt, après y avoir déposé la serviette un peu humide pour le protéger un minimum de son jean plus que détrempé. Dans sa poche, son portefeuille lui semble avoir triplé de volume et il l'extirpe pour déplier le dessin et la partition qu'il y garde presque trop précieusement. Du bout des doigts, il suit les contours de sa propre silhouette dessinée par l'autre, puis accepte sans doute trop volontiers le scotch offert comme pour faire oublier le geste précédent exécuté avec un peu trop de douceur. Il se fait violence pour ne pas le vider d'un trait immédiatement, le garde en main un instant en cherchant encore à plonger dans son regard de jade. Il devrait briser le silence, mais il ne sait pas comment et aucun son ne s'échappe de sa gorge. Encore et toujours ce silence, qu'il ne sait pas rompre. Pourquoi est-il venu, déjà ?
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Nathanael Keynes
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:58

And after all
You’re my wonderwall

Oasis – Wonderwall - Andrew + Alastair


Il avait ce silence de plomb qui était tombé sur leurs épaules respectives. Il y avait ce malaise qui ne voulait pas s’effacer. Et cette question inconfortable qui restait là, en suspend, aussi sûrement que toute la putain de poussière de la pièce.

Mais qu’est-ce que je fous ici?

Le slave ne parlait pas. Il ne bougeait presque pas. Comme si un mur de pierre s’était abattu dans la pièce entre le fauteuil et lui . Ou la Guerre Froide. C’est ça. La Guerre froide. Le slave ne se contentait que de chercher son regard. Avec cette maudite question plein les yeux. Qu’est-ce que je fous ici, l’anglais?

Le vide. Le putain de vide s’était de nouveau infiltré en lui, par toutes les pores de sa peau. Ce serait toujours pareil, hein? Dès qu’il chercherait la moindre connexion avec qui que ce soit, ça finirait ainsi n’est-ce pas? Par un gouffre de silence ou d’injures inépuisable. Sa meilleure amie… maintenant ce mec…

Ses yeux s’embuèrent, bien malgré lui.

Il attrapa la bouteille de scotch par le goulot et remplit le verre de son invité à ras bord pour ensuite faire de même avec le sien en foutant bien du liquide renversé sur la table.

Il ne savait plus quoi faire. Plus quoi faire de cette boule qu’il avait dans le ventre et dans la gorge. Il ne voulait pas qu’il parte, le russe. Non, il ne le voulait pas. Mais il ne savait plus quoi faire pour qu’il reste. Pour briser ce putain de silence qui l’accablait.

Le type – Putain! Il ne savait même pas son prénom! - Le type avait les jeans gorgés d’eau, collés aux jambes. Il avait étendu sa serviette sous lui, comme si le foutu fauteuil de son aïeul n’avait jamais rien vu de pire qu’un peu de pluie! Alastair jeta un coup d’œil aux photos lascives, punaisées au mur. Fallait-il être naîf… Était-il naîf à ce point? Non. Bien sûr que non. Ces yeux étaient ceux d’un vieillard. Ceux qui avaient tout aimé, passionnément et tout perdu. Ceux… Ceux d’un veuf.

« Je… je porte du 32. Laisse-moi… laisse-moi voir ce que je peux trouver, d’accord? »

Il contourna le fauteuil, en laissant le whisky s’égoutter sur la moquette pour fuir cette pièce qui lui donnait le cafard, à présent. Pour cacher ses yeux embuer qui ne pourrait cacher bien longtemps ses larmes, alors que l’autre semblait le transpercer.

Lorsqu’ Alastair revint, un jeans noir un peu large pour lui à la main, décidé à offrir les vêtements et à raccompagner poliment le type à sa voiture, en s’excusant du désagrément. Comme l’anglais qu’il était. Il s’arrêta net. Dos à lui, Il vit le slave relever la tête vers l’affiche et passer le pouce sur son visage. le slave avait sortit le dessin et tracait doucement du doigt, les contours du dessin. Presque avec tendresse. Il resta complètement interdit à observer la scène.

Il se racla la gorge, comme s’il n’avait rien vu et posa le pantalon sur le rebord du fauteuil pour ensuite s’écraser dans le canapé. Il prit son verre et le vida de moitié et lança un regard vers la guitare, posée tout près de Churchill et de son grand-père.

« Je peux? »

Il la prit avec précaution, sans attendre la moindre réponse. C’était une électro-accoustique. Il glissa les doigts rêveusement sur ses courbes, comme le russe l’avait fait avec son dessin. Puis, il passa la ganse par dessus sa tête et l’installa sur ses genoux, avec petit sourire. Les débuts de son petit groupe rock alors qu’ils se cherchaient encore un guitariste et chanteur digne de ce nom. Tous les covers joués à la guitare dans les petits bars de Camden, ni trop mal mais ni trop bien non plus, jusqu’à ce qu’il puisse ne jouer enfin que du clavier. Il joua quelques accords, au hasard. Puis les premières notes vinrent d’elles même, avec nostalgie. Un son qui ressemblait aux Beatles, sans l’être totalement. Il fit une fausse note et pesta.

« Bloody Hell. Je joue comme un pied, à la guitare. Je n’arrive jamais à faire un bon A7sus4 … »

Mais il reprit. Une. Deux fois. Et la mélodie apparut peut à peu, d’elle-même, avec plus de rythme. Les paroles vinrent doucement, murmurées du bout des lèvres.

Il n’avais jamais aimé sa propre voix. Trop nasillarde. Trop… trop monotone, sans doute. Oui. Trop monotone. Mais chanter là, dans cette pièce silencieuse, l’apaisait. Les cordes glissaient, un peu gauche entre ses doigts, il s’en foutait. Il s’en foutait éperduement. Parce que si cette musique ne pouvait rien faire… il n’y avait plus qu’à laisser le russe repartir…

Today is gonna be the day
That they're gonna throw it back to you

By now you should've somehow
Realized what you gotta do

I don't believe that anybody
Feels the way I do, about you now

Backbeat, the word was on the street
That the fire in your heart is out

I'm sure you've heard it all before
But you never really had a doubt

I don't believe that anybody
Feels the way I do about you now

And all the roads we have to walk are winding
And all the lights that lead us there are blinding
There are many things that I
Would like to say to you but I don't know how…


Il s'arrêta de jouer, un moment et regarda l'affiche, avec un sourire triste.

« Je ne t'ai même pas demandé ton prénom, tu imagines? C'est pas grave... si j'avais été à ta place, je t'en aurais donné un faux de toute façon. Dylan. Comme Bob Dylan. Ou Neil. Je sais pas pourquoi, Neil. Parce que c'est court et c'est joli, Neil. C'est le prénom que je donne aux mecs, normalement. Tu n'étais pas supposé voir ça. La lettre avec mon vrai nom dessus. Le dessin. Je te jures. Dévergonder les mecs hétéros, ça ne me branche pas. J'étais supposé rester dans le fond de la salle. À vous entendre jouer. À te regarder. Parce que j'aimais bien te regarder. Je vouais juste te partager un peu de musique. J'ai dû laisser mon groupe et mon piano à Londres. Et ça me manquait, de parler de musique, c'est tout. »
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:59

Le silence.
Il devrait y être habitué, s'en être fait un ami. Pourtant le slave l'exècre au plus haut point. Il le tue à chaque fois qu'il descend de scène, le tient éveillé la nuit autant que les souvenirs et les regards perdus à jamais.

Et pourtant, il se retrouve éternellement incapable de le briser de lui-même. Les mots restent bloqués au fond de sa gorge, il les cherche, les rejette, les retourne dans tous les sens dans son esprit, mais ils ne passent pas la barrière de ses lèvres. Et ce putain de silence qui chaque seconde le détruit un peu plus s'éternise encore.

Alors l'alcool le noie, un peu, dès lors qu'un verre se présente à lui. Il se fait violence pour ne pas le vider d'un trait, mais Dieu qu'il a envie de déverser le liquide ambré au fond de son gosier, de sentir le feu de whisky qu'il ne sait que peu apprécier brûler sa gorge !

« Je… je porte du 32. Laisse-moi… laisse-moi voir ce que je peux trouver, d’accord ? »

Il hoche simplement la tête, mais l'état de son jean n'est qu'un détail. Il apprécie le geste, réellement, tout comme il est reconnaissant des autres vêtements prêtés, alors que les siens, dégoulinants sont restés dans la petite salle de bain. Mais ça n'est pas le plus important, au fond. Ce qui importe, c'est ce regard dont il ne parvient pas à se défaire, et ces mèches brunes sur cette affiche britannique. C'est cette ligne de musique qui trotte encore dans sa tête, alors même qu'il ne l'a jamais entendue. C'est cette voix qui retentit derrière lui et le fait sursauter plus que de raison. Assoupi, il aurait peut-être eu une réaction plus vive, et intérieurement, il remercie le Ciel que ça ne soit pas le cas. Seules quelques gouttes de whisky au sol attestent de la surprise qui l'étreint. Et son regard se pose sur ce jean noir qu'il n'ose enfiler tandis que l'autre observe son étui.

« Je peux ?
- Je t'en prie. »

Il l'observe à son tour, s'emparer avec précaution, avec tendresse, presque, de son instrument. Il suit ses doigts sur le contour du cadre, et son bras passant la ganse par-dessus sa tête. Un petit sourire adressé, un autre rendu. Et le regard détourné vers ce vêtement dont il n'ose s'emparer. Une fausse note attire à nouveau son attention vers les prunelles olives gravées dans sa mémoire, et il esquisse un nouveau sourire. Ce n'est rien. Juste une petite dissonance. Rien de bien méchant.

« Bloody Hell. Je joue comme un pied, à la guitare. Je n’arrive jamais à faire un bon A7sus4… »

Il le laisse poursuivre, s'empare du vêtement pour l'enfiler dans la pièce attenante avec peut-être un peu trop d'empressement. Ne pas s'éloigner davantage, retrouver les iris couleur feuillage, immédiatement. Ils ne vont pas disparaître, pourtant, il entend les premiers accords, l'ébauche de la mélodie... Et les premiers mots à peine plus que murmurés. Son jean détrempé rejoint le reste de ses affaires, dégoulinants dans le lavabo afin de ne pas souiller davantage encore l'endroit, et il s'arrête dans l'encadrement de la porte pour l'observer jouer, chanter, installé sur ce canapé hors d'âge.

Today is gonna be the day
That they're gonna throw it back to you

By now you should've somehow
Realized what you gotta do

I don't believe that anybody
Feels the way I do, about you now

Backbeat, the word was on the street
That the fire in your heart is out

I'm sure you've heard it all before
But you never really had a doubt

I don't believe that anybody
Feels the way I do about you now

And all the roads we have to walk are winding
And all the lights that lead us there are blinding
There are many things that I
Would like to say to you but I don't know how…

Les notes se taisent, et ce foutu silence envahit à nouveau la pièce. Andy y pénètre davantage, retrouve son verre qu'il finit par vider d'un trait, tandis que l'anglais observe son portrait, cette tristesse infinie dans le regard.

« Je ne t'ai même pas demandé ton prénom, tu imagines ? C'est pas grave... si j'avais été à ta place, je t'en aurais donné un faux de toute façon. Dylan. Comme Bob Dylan. Ou Neil. Je sais pas pourquoi, Neil. Parce que c'est court et c'est joli, Neil. C'est le prénom que je donne aux mecs, normalement. Tu n'étais pas supposé voir ça. La lettre avec mon vrai nom dessus. Le dessin. Je te jure. Dévergonder les mecs hétéros, ça ne me branche pas. J'étais supposé rester dans le fond de la salle. À vous entendre jouer. À te regarder. Parce que j'aimais bien te regarder. Je voulais juste te partager un peu de musique. J'ai dû laisser mon groupe et mon piano à Londres. Et ça me manquait, de parler de musique, c'est tout. »

Il suit son regard, imagine le déchirement, s'il devait quitter L.i.B. La compassion envahit ses prunelles de glace, et la perplexité aussi. Dévergonder les mecs hétéro... Est-ce vraiment le cas ? Au fond, le polonais sait bien que non. Qu'il ne fait que se voiler la face, et prier pour que Dieu lui pardonne, s'il ne se laisse aller à ses envies. Mais que peut-il répondre à tout ça, alors, comme la peine de l'autre le transperce de part en part, qu'elle fait écho à la sienne, sans plus de lien que celui de cette détresse dont ils ne savent pas se sortir ?

« Andrzej. Je m'appelle Andrzej, à l'origine. Mais c'est Andrew, ici, à présent. Et Andy pour la plupart des gens... »

Est-ce qu'il arriverait à prononcer son prénom, l'anglais ? Son véritable prénom ? Il en doute, et pourtant, quelque part, il l'espère. Pourquoi lui aurait-il donné sinon ? Futile espoir, cependant, les sonorités de sa langue lui sont sans le moindre doute parfaitement étrangères. Il a envie de lui demander s'il le pensait, ce qu'il vient de chanter, et ses lèvres s'entrouvrent brièvement en ce sens mais... mais il reste muet : au fond, il n'a pas besoin de réponse, il n'y a pas de doute à avoir. Il ne serait pas là, sinon, assis sur ce vieux sofa face à ces pin-ups d'une autre époque, et à ces billes de Jade qu'il cherche encore et toujours à voir briller.

« Prosze... »

Il se racle la gorge, le slave, joue avec son verre entre ses doigts.

« Joue encore s'il te plaît... »

Il ne veut pas partir, pas encore. Il ne veut pas voir le silence les envelopper à nouveau. Alors laisser l'autre user de sa guitare, et l'entendre encore égrainer les notes et murmurer cette mélodie qu'ils ont tout deux entendue des milliers de fois, encore quelques instants au moins. Et quand les cordes recommencent à être pincées, c'est sa voix qui s'élève doucement, reprenant le cours de cette chanson qu'il a suspendue un instant.

« Today was gonna be the day
But they'll never throw it back to you
By now you should've somehow
Realized what you're not to do
I don't believe that anybody
Feels the way I do
About you now

And all the roads that lead you there were winding
And all the lights that light the way are blinding
There are many things that I would like to say to you
But I don't know how

I said maybe
You're gonna be the one that saves me
And after all
You're my wonderwall »

Son verre roule encore entre ses doigts, et il brûle de le voir rempli à nouveau. Boire, encore. Et oublier, peut-être, quelques instants, la culpabilité qui le ronge en même temps que le plaisir diffus d'être là, près du britannique, contre toutes les règles et la morale qui ont fait son éducation jusqu'alors...

Les verres se succèdent, l'alcool embrume un peu ses inhibitions. Un peu seulement. Assez pour le faire parler un peu, à défaut d'agir. Chaque mot représente un effort, pour lui qui en reste avare en règle générale, et les gestes semblent plus coûteux encore.

« Je t'aurais appelé Dylan. Ou Neil. Sans me douter que c'était pas ton vrai nom. Peut-être bien que j'aurais cherché sur les réseaux un type de ce nom-là sans le trouver. »

Il imagine sans trop de peine la déception qu'il aurait ressentie, à ne retrouver rien de cette rencontre imaginaire nulle part.

« Dévergonder les mecs hétéros... »

Cette phrase l'a marquée, depuis que l'anglais l'a prononcée. Elle tourne en boucle dans sa tête. Dévergonder les mecs hétéros. Mais ici, ce soir, il n'y a personne qui réponde à cette définition, n'est-ce pas ? Son verre rempli se vide à nouveau, la bouteille aussi. Il lui en faudrait plus, pourtant, beaucoup plus pour parvenir à parfaitement lâcher prise, et faire taire les pensées qui s'emmêlent dans son esprit.

« Je suis pas fâché que tu sois pas resté dans le fond de la salle. Je suis pas fâché pour le dessin non plus. Et s'il y a bien un truc dont je peux réussir à parler, c'est de musique... »

Un regard appuyé, plus qu'il ne devrait, que l'alcool autorise. Des sous-entendus qui envahissent la pièces. Litote. Il n'est pas fâché, non, bien au contraire. Ni pour la rencontre, ni pour cette oeuvre. Ces oeuvres, d'ailleurs, la ligne de musique reste en arrière-plan dans un coin de son esprit. La musique, ce lien qui les unit, il pourrait divaguer sur le sujet des heures durant. Il ressort le feuillet de l'université, d'ailleurs, le déplie à nouveau, du côté de ces notes griffonnées à la va-vite devant le bar où il bosse, et fredonne la mélodie.

« Ca serait parfait... si seulement on avait un instrument... »

Un léger sourire étire ses lèvres. Comment a-t-il dit, déjà ?

« ...un instrument moins métallique pour nuancer... »

Il tend une perche, sans trop savoir ce qu'il en attend et même s'il a bien entendu que le britannique n'avait plus son instrument. Il entrouvre une porte qu'il n'est même pas sûr de ne pas vouloir refermer. Pourtant il attend une réponse, quelle qu'elle soit. N'importe quoi, tant que le silence ne s'installe pas à nouveau. N'importe quoi, tant que le lien, aussi ténu soit-il, reste tissé entre eux.
La musique, celle qui le transcende, celle que l'autre a perdu. Et ce désir interdit auquel il reste incapable de s'abandonner.
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Nathanael Keynes
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:59

Les verres se succédaient, sans préambule, sans arrière-pensée. Alastair remplissait d’abord celui du slave. Plus souvent que le sien. Il s’en foutait, vraiment. Il avait lui-même la tête qui commençait un peu à tourner. C’était agréable. Il ne ressentait plus autant ce foutu de malaise qu’avant. Même le silence du slave lui semblait presque plus confortable, maintenant que les notes de guitare flottaient dans la pièce. La voix du type se mélangeait doucement à la sienne, sur les dernières notes d’Oasis alors que ses doigts glissaient sur les cordes. Le russe avait même sourit, une fois. Une seule fois. Un petit sourire à peine qui avait illuminé ses yeux, un instant. Alastair avait faillit lâcher la guitare pour se pencher par dessus la table basse et prendre ce beau visage mal rasé entre ses mains.

Mais il le lui avait promis. Il ne ferait rien au russe. Rien qu’il ne voulait pas qu’il lui fasse. Alors qu’il remplissait de nouveau leurs verres au ras bord, il l’épia de biais. Dévergonder les mecs hétéros. Cette phrase s’était empreinte dans l’esprit de l’autre. Il l’avait répété en boucle une ou deux fois, en faisant rouler son verre dans ses mains, comme s’il ne savait plus quoi faire de celles-ci.

Et la question revenait, encore.

Pourquoi es-tu ici, Andrzej?

Andrzej. C’était son vrai nom, le jeune britannique le savait bien. Il n’aurait jamais donné un prénom aussi difficile à prononcer, si ça n’avait pas été le cas. Somme toute, il n’y avait que cette espèce de g ou de z, au beau milieu, qui était un peu ardu. Le reste se prononçait comme «André» dans la bouche d’un anglophone qui n’avait jamais parlé un mot de français de sa vie.

« Undr…z…ay. Il faudra me pardonner si un Andrei s’échappe de mes lèvres, parfois. J’ai pas mal plus l’habitude de l’italien que du… du… »

Il se tut juste à temps, de peur de commettre un impair. Et si le mec était ukrainien, hein? Il sourit gêné. Toute cette partie de l’Europe lui était inconnue. Le reste du monde lui était inconnu. Il était comme n’importe quel anglais, vraiment. Londres était le centre du monde. Le centre de son monde. Et il y en avait été déraciné. Il secoua la tête et avala une rasade de liquide ambré. La chaleur du single-malt le réconfortait. Elle lui faisait penser à chez lui, là-bas, de l’autre côté de l’océan. Et à son piano. L’alcool le rendait plus loquace que d’habitude. Il avait besoin de parler, de dire ces choses qu’il ne disait jamais à voix haute. Et il avait besoin d’entendre cette voix chaude et gutturale remplir le salon.

« Les mecs à qui je donnent ces prénoms n’ont généralement pas l’intention de me retrouver ensuite, de toute façon. Et les filles… les filles, c’est toujours mieux pour elles qu’elles ne me retrouvent pas, après. C’est mieux comme ça. »

Il reprit une autre gorgée et vida le reste de la bouteille dans le verre du slave. Son ex-petite amie lui revint en tête. La lettre étampée «par avion» qu’elle lui avait envoyé, pour lui annoncer leur rupture. Est-ce qu’elle l’avait deviné? Et le déferlement de corps humains qui s’en était ensuivi pour oublier le vide qu’il fuyait sans cesse. Jusqu’à Rome.

Il était soulagé. Foutrement soulagé que le dessin ne l’offusque pas trop. Ni sa présence silencieuse et hebdomadaire à ce bar où il n’aurait pas dû être. Ni son intervention sur sa musique. Parce qu’Alastair savait que lui aurait été moins compréhensif et que l’autre aurait sans doute passé un sale quart d’heure, si les rôles s’étaient inversés.

Et il n’aurait pas accepté de verre. Oh non, il n’aurait pas accepté ce verre…

« Eh bien une chance qu’on a trouvé un sujet d’entente. Parce qu’on est à sec, Andr…z…ej. On est à sec. Et il n’est pas question que je me pointe à nouveau à la supérette à cette heure, après la dernière fois… »

Il ricana doucement et fit un clin d’œil presque coquin à l’autre. Presque. Oui, il commençait à comprendre les sous-entendus. Il commençait à les comprendre. L’alcool le rendait plus léger, un peu plus farceur et il pouvait même soutenir ces regards un peu trop appuyé avec un demi-sourire. Comme une invitation muette. Viens, Andrzej, viens. Je ne te ferai rien que tu ne voudrais pas que je fasse.
L’autre sortit le feuillet une nouvelle fois et fredonna la mélodie, barbouillée un peu trop vite sur le papier. Ses propres doigts accrochèrent les cordes pour les reproduire. Non. Ce n’est pas pareil. Pas du tout pareil. Il caressa une dernière fois la courbe de la guitare et la tendit à son propriétaire, comme une offrande.

Joue-moi quelque chose, toi.

« Un piano. Du clavier. Ou un violon. Un son célestin, tu vois? Parce que ta musique reflète ta douleur. Et que dans toute douleur, il y a quelque chose de tendre et de doux. Il y a quelque chose… quelque chose de céleste, d’invisible. L’un ne va pas sans l’autre. »

Il sourit tristement.

« Mais tu sais… c’est toi qui la construit, ta musique. Pas moi. Moi, j’ai été lâche et j’ai dû tout laisser à Londres. Et on m’a bien averti, ce coup-ci, de ne pas re-essayer de sortir du droit chemin. Alors je suis là, comme un con, à espionner des beaux gosses qui eux n’ont pas abandonné leur musique, à errer dans des bars perdus, et à vider des bouteilles de scotch dans des placards à balais poussiéreux. Et j’ai perdu mon clavier. J'ai l'impression de m'être perdu moi-même.»

Il se racla la gorge et regarda ce qui restait dans son verre avec un air un peu contrarié.

« Mais bon... j'essaie... j'essaie de m'en retrouver un... et... et j'essaie de trouver d'autres musiciens. en... en douce... Tu sais... juste pour jouer un peu. Juste un peu. »

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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 20:59

Les verres s'enchaînent, Andy les vide aussi vite qu'ils sont servis, sent le feu de l'alcool lui brûler la gorge et l'engourdissement éthylique anesthésier ses réflexions avec délectation. Tout pour embrumer son esprit et faire taire les mille et une questions et ce sentiment coupable qui l'étreignent rien qu'à se retrouver là, assis près de l'anglais, dans ses fringues un peu trop ajustées peut-être. Qu'est-ce qu'il fout là, hein ? Qu'est-ce qu'il attend de ce moment hors de sa routine habituelle ? Il ne sait pas lui même comment répondre à cette question. Il ne sait pas, surtout s'il est prêt à accepter la réponse qui pourrait se former. Tout ce qu'il sait, c'est qu'à cet instant, malgré le malaise et ses doutes, il n'a envie d'être nulle part ailleurs.

« Undr…z…ay. Il faudra me pardonner si un Andrei s’échappe de mes lèvres, parfois. J’ai pas mal plus l’habitude de l’italien que du… du…
- Polonais. Personne n'a l'habitude du polonais, te bile pas. Et les langues slaves sont imprononçables pour tout le monde... Surtout si on est plus habitué aux sonorités latines. »

Il salue l'effort d'un sourire, pourtant, et dédramatise son prénom écorché. Il a l'habitude, personne n'a su le prononcer, ici. A part Evy, à force d'entraînement, et qui forçait sur le "jjj" pour le taquiner. Pourtant un voile de tristesse assombrit son regard clair. Parfois, il aimerait encore entendre et parler dans sa langue natale. Quand bien même il a fait le choix de vivre ici.

« Andrzej... Ca se rapprocherait... Du début de undone, et puis votre prénom Jay, presque... Presque, mais pas tout à fait. Andy, c'est plus simple pour tout le monde. »

Plus simple, oui. Mais moins slave. Et ses origines lui manquent cruellement. Et puis finalement, est-ce que c'est si différent que Neil ou Dylan à la place d'Alastair ? Il se cache sous une fausse identité, quelque part, non ? Il ne s'est jamais posé la question en ces termes, mais à discuter, là, avec le britannique, elles frappent aux portes de son esprit. A quoi essaies-tu d'échapper, Andrzej ?

« Les mecs à qui je donne ces prénoms n’ont généralement pas l’intention de me retrouver ensuite, de toute façon. Et les filles… les filles, c’est toujours mieux pour elles qu’elles ne me retrouvent pas, après. C’est mieux comme ça. »

Mieux pour qui ? Il se pose réellement la question, le polonais. Mieux pour qui ? Pour celui qui ne veut pas s'encombrer de l'autre au petit matin ? Pour celle qui ne pourra pas être déçue à la longue de celui qu'on est réellement au jour le jour ? Pour celui qui se cache derrière un faux prénom ou dans les ombres du fond d'un bar ? Pour celui qui ne parle que sur des mélodies tapageuses et dans un micro ? Pour qui ?

La bouteille se termine dans son verre, et l'angoisse reparaît dans le coeur du chanteur. Et après ? Une fois les flacons vidés, que reste-t-il quand l'ivresse n'est pas tout à fait là, seulement en surface, aux portes de l'esprit ?

« Eh bien une chance qu’on a trouvé un sujet d’entente. Parce qu’on est à sec, Andr…z…ej. On est à sec. Et il n’est pas question que je me pointe à nouveau à la supérette à cette heure, après la dernière fois…
- La dernière fois ? »

Une pointe de déception dans le regard, d'inquisition dans la voix. Quelle dernière fois ? Que s'y était-il passé pour qu'il refuse de s'y rendre ? Il irait bien, lui, chercher de la wódka, si tant est qu'ils en aient qui soit potable, ou un autre whisky pour l'anglais. Il irait bien, mais il craint de rester à la porte ensuite. Et il n'a pas envie de partir, pas encore, pas maintenant.

Le clin d’œil accentue la chaleur qui monte doucement à ses joues sous le feu du scotch, et un sourire embarrassé flotte sur ses lèvres. Un sourire embarrassé, et cette étincelle envieuse dans son regard, à laquelle il ne parvient pas tout à fait à céder. Viens. Il ne s'y abandonne pourtant pas, se raccroche à ce feuillet, ces courbes tracées et cette mélodie qu'il fredonne. Les cordes sont pincées près de lui et il sourit davantage. Boże, pourquoi apprécie-t-il autant ce si maigre échange musical, hein ? Son regard coule vers le brun assis près de lui comme son instrument lui est rendu, et il s'en empare avec toute la délicatesse du monde. C'est à son tour, alors... mais que jouer ? Que chanter ? L'éventail de morceaux disponibles se referme dans sa tête, rien ne semble convenir à l'intimité de ce moment, comme ils se livrent des confidences qu'il n'oserait peut-être pas même partager avec Nick.

« Un piano. Du clavier. Ou un violon. Un son célestin, tu vois ? Parce que ta musique reflète ta douleur. Et que dans toute douleur, il y a quelque chose de tendre et de doux. Il y a quelque chose… quelque chose de céleste, d’invisible. L’un ne va pas sans l’autre. »

Il sent les larmes picoter ses yeux clairs, détourne le regard en pinçant quelques accords au hasard. Quelque chose de céleste, d'invisible. Sa main droite lâche les cordes, se referme sur ses pendentifs... et sur la croix de son baptême.

« Mais tu sais… c’est toi qui la construis, ta musique. Pas moi. Moi, j’ai été lâche et j’ai dû tout laisser à Londres. Et on m’a bien averti, ce coup-ci, de ne pas re-essayer de sortir du droit chemin. Alors je suis là, comme un con, à espionner des beaux gosses qui eux n’ont pas abandonné leur musique, à errer dans des bars perdus, et à vider des bouteilles de scotch dans des placards à balais poussiéreux. Et j’ai perdu mon clavier. J'ai l'impression de m'être perdu moi-même. »

L'autre se racle la gorge, et la sienne lui semble prise dans un étau. Il a vidé son verre, l'anglais, et Andy fixe le sien, aussi désireux de le vider d'un trait que de ne pas voir cette maigre réserve s'évaporer. Il n'ose pas voir les prunelles olive qu'il a tant cherchées ce soir briller un peu trop fort sous la lumière diffuse de cette petite pièce. Mais il n'en a pas vraiment besoin pour les imaginer, le ton de la voix d'Alastair ne laisse que peu de doute.

« Mais bon... j'essaie... j'essaie de m'en retrouver un... et... et j'essaie de trouver d'autres musiciens. En... en douce... Tu sais... juste pour jouer un peu. Juste un peu. »

Il sent toute la douleur, l'envie, la frustration, dans la voix du gosse de riche. Il sent comme son discours minimise les choses, comme les sous-entendus lui pèsent. Comme les chaînes qui le maintiennent loin de la scène le blessent, alourdissent ses épaules et dénaturent son être. Et il ne sait pas quoi dire pour palier à ça, il ne sait pas, plutôt, s'il a le droit de laisser s'exprimer ce qui commence à germer dans sa tête. Et il s'empare à nouveau de son verre, par-dessus sa guitare silencieuse.

« Il y avait un violon, chez moi à Gdansk. Dans le vieux grenier, qui appartenait peut-être à un vieil oncle, ou quelque chose comme ça, je ne sais plus trop. On l'a déniché avec mon frère et ma soeur, un jour en farfouillant. On s'amusait à en tirer des notes comme on pouvait, comme des gosses. Michal ne pouvait pas en sortir une note potable, et Lud se moquait de lui, mais elle a vite abandonné l'idée de faire beaucoup mieux et je crois que c'en était venu à celui qui faisait le plus de bruit. Je crois que j'aurais aimé en jouer réellement, mais il a disparu un jour après une énième grosse dispute entre eux deux à savoir qui allait l'accaparer ... »

Lud et Michal, ça a toujours été chien et chat, mais ils ont toujours été tout autant inséparables. A se châtaigner en permanence, mais à pas supporter l'absence de l'autre non plus.

« Mais ce que t'as écrit là... »

Il s'est penché en arrière, observe le plafond en silence une seconde ou deux, peut-être plus, avant d'avaler une longue gorgée du liquide ambré - une des dernières, donc.

« Du piano. Définitivement du piano. »

L'alcool le pousse sans doute, à tendre cette perche encore, alors même qu'il n'en a pas parlé aux L.i.B, sa guitare dans ses mains souffre de son abandon, et il donne son verre à l'anglais, pince encore quelques cordes, sans but réel avant de s'élancer.

« We'll do it all
Everything
On our own

We don't need
Anything
Or anyone

If I lay here
If I just lay here
Would you lie with me and just forget the world?

I don't quite know
How to say
How I feel

Those three words
Are said too much
They're not enough... »

Et sans le dire, il espère entendre la voix de l'anglais s'élever à nouveau, accompagner la sienne.

Viens avec moi, Alastair, tant que le reste du monde n'existe pas...
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Nathanael Keynes
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 21:00

Leurs verres étaient vides et l’angoisse remontait, surnoisement. Il pouvait la voir dans ce verre qui roulait entre les doigts de l’autre. La guitare encore silencieuse sur ses genoux. Les accords un peu trop au hasard, comme si la mélodie ne venait plus.  Il pouvait la sentir dans ce silence qui se réinstallait, peu à peu. Le son étouffé de l’horloge grand-père se fit entendre du rez-de-chaussée. Quatre heures et demi du matin. L’autre l’avait-il entendu aussi? Allait-il vouloir repartir? Si tôt? Si tard? Si tard alors que le matin allait bientôt arriver.

Il eut un sourire embarrassé en lui remettant sa guitare. Andrzej. Und-jjjay. Un polonais donc. Et dire qu’il avait failli lui dire en plein tronche qu’il le croyait russe! Il ne connaissait rien de la Pologne. Rien. À part peut-être qu’ils n’avaient jamais vraiment réussi à résister à l’Allemagne. Il voulu reprendre une gorgée de scotch, pour se disculper de son ignorance et trouve son verre vide. Vide.

« Ouais… ouais la dernière fois. Je… j’ai… pas trop bien compris… J’étais… j’étais fatigué, okay? Je voulais juste une autre bouteille de vin et le mec à la caisse… il m’a pris pour quelqu’un d’autre. Je ne comprends toujours pas. Il m’a pris pour quelqu’un d’autre et… C’est pas grave…c’est tellement pas grave… »

Alastair leva la tête lui aussi vers le plafond. Il avait encore un peu honte. Il revoyait encore son mugshot et ses lèvres empourprées de Chatau-Neuf-du-Pape. Ivresse sur la voie publique. Il le savait. Il n’aurait suffit que d’un coup de fil et cette putain de nuit en prison aurait été évitée. Un coup de fil. Mais son père avait raccroché. Il l’avait bien appris, pourtant. Son père avait voulu lui rappeler. On pouvait faire ce qu’on voulait, dans la vie. Tout. Tant qu’on maintenait les apparences. Tant qu’on…

Auntie Grace. Putain Auntie Grace et son petit verre de gin, au lever, le matin. Juste un fond. Juste… Un sourire espiègle illumina un moment son visage. Auntie Grace et son foutu petit verre de gin qu’il fallait lui verser à chaque matin, à son lever.

« Attends-moi ici, je reviens. »

Tout pour qu’Andrzej ne parte pas. Pas maintenant.

Il dévala l’escalier sur la plante des pieds et longea les murs du corridor pour tendre la main vers la poignée de la chambre de sa tante. Il ferma les yeux et murmura une prière. Faîtes qu’elle dorme. Faîtes qu’elle dorme.

Et faîtes que le putain de cabot n’aboie pas.

La porte grinça. Là, au travers de la prénombre, il pouvait voir l’armoire Louis-Philippe où sa tante rangeait son poison. Il suffisait de ne faire que quelques pas, le plus silencieusement possible, d’ouvrir l’armoire, de prendre la bouteille et de décamper. Sa tante dormait. Il voyait sa forme là, dans le lit, seule, au fond de la pièce. Un doigt, il ne fallait que laisser un doigt, il irait en acheter d’autre demain. Du meilleur. Du bien meilleur. Il agrippa le goulot de la bouteille et soupira, soulagé.

C’est le moment que choisit Biscuit*, le bichon de sa tante, pour commencer à gronder.

**

Il referma la porte du petit salon derrière lui en haletant presque comme s’il avait échappé à la Grande Guerre. La bestiole gigotait encore, en geignant, dans ses bras. Il enleva la main de son museau, la mit sur le canapé, en face de lui et lui lança un regard menaçant.

« Pisses pas sur moquette comme la dernière fois, t’as compris Bowie? »

Et il leva la bouteille de gin d’un air triomphant.

« Il faut juste en laisser un peu, okay? Juste un peu. »

Il se rassit sur le canapé, les joues encore roses d’excitation, caressa machinalement le bichon apeuré et lui embrassa la tête, d’un air absent, pour l’apaiser. Dieu qu’elle était conne, cette bête. Conne à souhait. Mais il l’aimait bien, au fond. Il n'avait jamais pu avoir de chien. Trop salissant pour leur belle maison de Notting Hill, selon sa mère. Trop de responsabilités pour un gosse aussi capricieux que lui, selon son père. Pourtant il avait toujours rêvé d'en avoir un. D’accord, peut-être pas un foutu bichon…

« Sers-toi, je t’en prie. »

Il prit la bête sur ses genoux et lança au coup d’œil au slave. Il l’écouta lui raconter l’épisode du violon, avec une étincelle envieuse, dans les yeux.

« Et quoi? Ils l’ont brisé en se chamaillant, ce violon? Vraiment? Bordel… T’as combien de frères et sœurs, comme ça? T’avais pas envie de les étripper, quelque fois? Tous mes potes qui en ont eu… ils les détestaient, leur petits frères et leurs petites soeurs… Et leurs grand frères nous foutaient des baffes pour faire rigoler leurs potes. Moi, je… je sais pas. Je suis enfant unique, tu sais. Et puis mes parents sont déjà des vieillards. Parfois je me dis que c’aurait été cool. Parfois… Mais je les aurais étripés… je n'étais pas du genre à aimer partager mes trucs. J'étais dans ma bulle… je suis sûr que je les aurais étripés… »

Il se laissa transporter, entre le slave qui posait enfin ses doigts sur les cordes de son instrument, la douceur des boucles du chien et ses propres fantaisies. Il avait toujours voulu avoir un grand frère. Pour le défendre. Pour avoir un modèle. Pour avoir de la compagnie. Pour combler l’immense vide, en lui. Quelqu'un qui aurait pu entrer dans cette putain de bulle dont il n'arrivait pas vraiment à sortir. Pour prendre ce putain de rôle qu’il n’était pas vraiment capable d’endosser. Est-ce que son père l’aurait être musicien, si un Harold Gerald Alexander III avait été là?

« Je sais jouer un peu le violon. Mais… Mais c’est comme la guitare. Je sais en jouer… Mais mon truc, c’est le piano. J’ai… j’ai composé ça pour du piano, oui. »

Il baissa la tête pour regarder le chien, sur ses genoux. Il attrapa la bouteille de gin et remplit encore une fois leurs verres. Le whisky lui faisait penser à son Écosse natale, aux origines de sa mère. Au fait qu'il fallait prendre le temps de savourer. Oh ça, il s'en souvenait... Le gin lui, c’était Londres. Son adolescence, les fêtes, les mauvais cocktail. Son groupe rock. Il en avala une nouvelle rasade et se laissa transporter par les premières notes du slave, la main enfouie dans le pelage du pe la petite bête.

Il connaissait bien cette balade. Une balade douce et romantique. Elle passait parfois à la radio du bureau du procureur. Il resta silencieux un moment, à observer les mains caresser les cordes. La chaleur de l’alcool lui réchauffait à nouveau la gorge et le bas-ventre. Sa voix, un peu éraillée par l’émotion, s’emmêla doucement à celle du guitariste.

I need your grace
To remind me
To find my own

Biscuit* glapit. Peut-être à cause du mouvement trop brusque de son maître, alors qu’il commençait à s’endormir, sur les genoux du jeune homme. Peut-être parce que même ce foutu cabot savait que ce geste serait dévastateur. Alastair avait agit sans réfléchir vraiment. Comme si cette maudite balade était un code secret qui lui était destiné, depuis le début. L’innuendo qu’il attendait tant. Il s’était élancé là, par dessus la table basse pour prendre cette machoire mal rasée entre ses mains. Pour épancher tout ce désir qui le tenaillait depuis des semaines et des semaines.

Lay with me.

Juste pour sentir le goût des lèvres rudes contre les siennes. Juste une fois.

* En français dans le texte
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 21:01

« Ouais… ouais la dernière fois. Je… j’ai… pas trop bien compris… J’étais… j’étais fatigué, okay? Je voulais juste une autre bouteille de vin et le mec à la caisse… il m’a pris pour quelqu’un d’autre. Je ne comprends toujours pas. Il m’a pris pour quelqu’un d’autre et… C’est pas grave…c’est tellement pas grave… »

Non, ça n'a pas vraiment d'importance. Ce qui en a, c'est cette détresse dans son regard lorsqu'il évoque le groupe qu'il a laissé derrière lui, à Londres. C'est les sous-entendus sur sa condition, tout à l'heure au bar, qui pèsent sur ses frêles épaules. C'est cette compréhension muette de la douleur de l'autre, entre eux, qui se passe de mot, d'explication et qui empli la pièce autour d'eux. Ici, c'est comme si une bulle les enveloppait, comme si tout devenait familier, naturel, alors qu'il n'en est rien.

Même si leurs verres sont vides, à présent, et que l'alcool y était sans doute pour quelque chose. Andy est conscient qu'il a éclusé plus de verres que son hôte, et lui refile les dernières gorgées de scotch au fond du sien, tout en observant l'autre, penché en arrière sur son divan.

Et voilà qu'il croise à nouveau ces prunelles olive, mais qui brillent à présent d'une lueur qu'il ne lui connaissait pas encore. En un instant, le visage d'Alastair s'est trouvé transfiguré, et le polonais découvre l'espièglerie dans le sourire de l'anglais. C'est un môme prêt à faire une connerie qu'il voit face à lui. C'est l'ado qui brave l'interdit. Celui qu'il n'a jamais été, lui-même. Il n'a jamais pu avoir ce luxe, et il l'envie.

« Attends-moi ici, je reviens. »

Il fronce légèrement les sourcils, intrigué, amusé presque. Et moins encore qu'auparavant, il ne souhaite partir. Seul dans la petite pièce, il jette encore un regard circulaire à l'endroit, s'attarde encore sur cette affiche et secoue la tête en imaginant le déchirement de devoir les quitter. Il ne pourrait pas se séparer de Nick et des autres sans y laisser des plumes lui-même, il le sait.

Est-ce une porte qu'il entend grincer en bas ? Il n'en est pas certain. Sans qu'il ne s'en rende véritablement compte, la curiosité et une pointe d'excitation le gagnent. Qu'est-il donc parti faire, l'anglais ? Il est prêt à se lever, quand les pas précipités du britannique se rapprochent de l'autre côté de la porte et le voilà qui reparaît, l'air triomphant... une bouteille de gin à la main... et un bichon sous le bras. Un sourire étire les lèvres du slave.

« C'était vendu en lot ? »

Le gin et le chien, package spécial pour la soirée. Il regarde l'autre menacer la bête avec un air sans doute un peu trop attendri. L'aurait-il imaginé ainsi s'il n'en avait pas été témoin ? Sans doute que non.

« Pisses pas sur moquette comme la dernière fois, t’as compris Bowie? »

Andrzej garde le regard fixé sur le chien et les mains du pianiste emmêlées dans les boucles blondes du bichon.

« Il faut juste en laisser un peu, okay? Juste un peu. Sers-toi, je t’en prie. »

Il hoche la tête, le polonais, et s'exécute après avoir vidé le trait de whisky délaissé par son hôte un peu plus tôt. Et puis sa langue se délie un peu, comme l'alcool le pousse visiblement à davantage de confidences qu'à l'ordinaire, et il raconte l'histoire de ce violon, disparu depuis longtemps. Il aurait aimé en frotter encore les cordes quelques fois. Mais il y a bien des années qu'il s'est volatilisé et il ne peut clairement pas se payer le luxe de faire l'acquisition d'un autre modèle.

« Et quoi? Ils l’ont brisé en se chamaillant, ce violon ? Vraiment ?
- Je ne sais pas. Ils ont toujours dit que non, qu'après ce jour-là, il a été introuvable, ce violon. Peut-être qu'ils ont occulté. Ou peut-être que mon père a fini par le donner à quelqu'un de la paroisse. Ou que ma mère l'a vendu pour arrondir une fin de mois. Va savoir...
- Bordel… T’as combien de frères et sœurs, comme ça ? T’avais pas envie de les étriper, quelque fois ? Tous mes potes qui en ont eu… ils les détestaient, leur petits frères et leurs petites soeurs… Et leurs grand frères nous foutaient des baffes pour faire rigoler leurs potes. Moi, je… je sais pas. Je suis enfant unique, tu sais. Et puis mes parents sont déjà des vieillards. Parfois je me dis que c’aurait été cool. Parfois… Mais je les aurais étripés… je n'étais pas du genre à aimer partager mes trucs. J'étais dans ma bulle… je suis sûr que je les aurais étripés…
- Six. Enfin non... Cinq. J'ai pas souvenir d'avoir jamais voulu les voir disparaître, non. Mais ma soeur est née malade, et j'étais pas pressé de voir ça arriver, tu vois ? Et trois autres ont des problèmes de santé, gérables si on fait attention, mais... »

L'asthme et les allergies, ça se gère. La mucoviscidose, moins, à l'évidence. Et la maladie de l'anglais, alors ? Il s'interroge réellement pour le coup. Mais il ne la pose pas à voix haute, sa question, non. Il se contente de poser les doigts sur son instrument et de laisser quelques notes envahir la pièce.

« Je sais jouer un peu le violon. Mais… Mais c’est comme la guitare. Je sais en jouer… Mais mon truc, c’est le piano. J’ai… j’ai composé ça pour du piano, oui. »

Définitivement du piano. Le polonais sourit un instant, puis se remet à jouer. Et la balade dont les notes s'égrènent sous ses doigts, dont les mots s'envolent dans la petite pièce, portés par sa voix, n'est sans doute pas le fruit du hasard. Plutôt de son inconscient, de ce qu'il terre au plus profonde de lui et refuse d'accepter. De ce qu'il désire, au fond, sans pouvoir l'accepter.

Ses lèvres sur les siennes.

C'est le glapissement de Bowie qui lui a fait relever la tête, un instant à peine avant que les mains du pianiste ne se referment sur son visage et l'approchent du sien. Un instant seulement avant que ses lèvres ne s'unissent aux siennes en un contact qu'il ne devrait en aucun cas accepter. Ni apprécier. Pourtant, l'espace de quelques secondes, il lui rend ce baiser interdit, savoure la chaleur moite de sa bouche rivée à la sienne. L'alcool n'embrume pas suffisamment ses pensées pour qu'il ne se laisse davantage aller, et c'est s'il réalisait avec un temps de retard ce qu'il était en train de faire. ses mains se posent sur les épaules d'Alastair, qu'il repousse doucement, sans brusquerie aucune, mais sans réelle possibilité de rapprochement nouveau.

« Je suis désolé, je peux pas... »

Il n'ose plus croiser le regard qu'il a tant cherché ce soir, redoute d'y lire... d'y lire quoi, d'ailleurs ? La déception, la colère, peut-être ? Il ne sait pas. La tristesse, sans doute. Et il sait qu'il n'est pas prêt à le supporter.

« Je peux pas faire ça... J'aurais pas dû... »

Venir ici ? Boire ? Accepter cette étreinte ? Pire encore, la rendre ? Peut-être un peu de tout ça. Et sans doute qu'il devrait se lever et partir. Sans doute aussi qu'il devrait expliquer davantage ce mouvement de recul subit. Sans doute qu'il devrait le détromper, pour que l'étudiant ne croie pas être la source du problème. Mais il ne trouve pas les mots, il ne les trouve jamais dans l'instant. Il lui faut toujours des heures pour les coucher sur le papier, avant de pouvoir les chanter.

Parce que c'est lui-même le problème, au fond il le sait. Il n'aurait pas dû venir et laisser l'autre espérer. Quitte à se faire lui-même du mal à le voir partir. Il n'aurait pas dû apprécier cet échange, alors qu'il sait pertinemment qu'il n'est pas capable de s'y abandonner. Et il ne devrait sans doute pas rester dans ce petit salon, dans ces fringues empruntées, face à l'anglais et son bichon paniqués.

« Je suis désolé... », murmure-t-il encore, les mains nouées derrière sa nuque, tête baissée.

Dieu ne lui pardonnera jamais, n'est-ce pas ? Ni ce contact, ni le plaisir qu'il en a ressenti, ni d'avoir dupé l'autre, aussi. Il n'aurait pas dû venir, il n'a fait que les blesser, tous les deux.

Et ça, il n'est vraiment pas certain d'être capable de se le pardonner lui-même.
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 21:01

Ouais, tout était venu en lot ici. Le grand appartement luxueux, figé dans le temps, comme si on était encore dans l’après-guerre. L’horloge grand-père et le son de sa pendule oppressante qui égrenait les minutes et les heures. Les portraits en noirs et blancs de gens morts qui semblaient le scruter dans ses moindres faits et gestes, dans toutes les pièces. Les épisodes de Santa Barbara qui jouaient en boucle, étouffés par une porte toujours fermée.

Cette vieille dame qu’il n’avait vu que deux ou trois fois dans sa vie, qui lui avait acheté des figurines de G.I. Joe pour ses dix ans alors qu’il voulait celles de Batman. Cette odeur subtile de vieillesse et de la décomposition lente des chairs et de l’esprit. Le fauteuil roulant, dans le coin de la chambre de sa tante et celui dans le salon. Le lever obligatoire à sept heures du matin, pour s’assurer que la vieille ne se casserait rien à essayer d’allumer le téléviseur toute seule. Le petit verre de gin à lui servir, avec le thé et le cabot qui jappait derrière la porte dès qu’il passait le seuil de l'appartement, en rentrant la nuit, comme pour l’accuser de ne pas être en train de dormir ou d’étudier comme un enfant sage.

Alastair le savait. Tout ça était une punition. Le genre de punition sordide que son père adorait appliquer.

« En lot. Le gros lot. Tu ne peux savoir à quel point j’abhorre tout ici. Tout. Sauf Bowie… quand il est sage. »

Pourquoi Biscuit* n'avait pas jappé ce coup-ci? Alastair avait lancé un coup d’œil noir au chien qui reniflait avidement dans la direction du nouveau venu, comme pour s’assurer que c’était bien un ami et qu’il n’avait pas commis d’imprudence, en ne réveillant pas l’immeuble au grand complet.

Alastair soupira en caressant la tête du chien et avala une rasade de gin. L’infirmière de sa tante avait un peu raison. Il ne lui demandait rien pour le loyer, rien pour la bouffe. Du moins jusqu’à maintenant. Ce n’était pas comme si quelqu’un devait payer encore quoi que ce soit pour ce logis, non? L’ancêtre l’avait acheté dans les années 30 ou 40, en plein effondrement des marchés. Pratt Senior-Senior était un grand visionnaire, comme on le disait tant à Oxford. Il avait prévu la guerre et il avait tout prévu pour l’éviter, tout en faisant passer pour un grand héros. Alastair aurait voulu lui faire une grimace, à cet ancêtre magouilleur qui posait fièrement à côté de Churchill. Mais le polonais était là, à côté de lui. Le polonais était là, avec de la tendresse plein les yeux à parler de sa famille. À contourner doucement le fantôme d’une sœur décédée dont il ne parlait pas encore. À parler de cette unité dans la religion et sans doute, la pauvreté. Qui vendrait un violon sinon pour nourrir sa famille? Qui?

Alastair frissonna. Dieu qu’il était seul ici. Le polonais réchauffait la pièce de sa voix, de sa présence. Il teintait l’atmosphère trop lourde d’une touche presque suave, avec son accent étranger et guttural. Il voyait ses mains veinées caresser les cordes, l’encre bouger sur ses bras et les lèvres humides bouger et murmurer des mots presque sans équivoque. Prends-moi dans tes bras. Allez, prends-moi. Tendrement.

Alors il s’était levé, sans réfléchir. Sans même penser à la pauvre bête qui s’endormait sur ses genoux, il s’était élancé pour répondre à cet appel. Pour goûter le musc et toute cette mélancholie derrière. Pour toucher ces lèvres minces et rugueuses et s’unir à elle. Ne faire qu’un, comme il le désirait depuis toujours.

Il avait eu le temps d’y goûter, à ces lèvres. Il avait eu pourtant le temps de les savourer un peu. Juste un peu.

Et puis l’autre l’avait repoussé. Presque avec tendresse. Je ne peux pas. Il n’y avait pas eu plus d’explications. Que cette putain de tendresse et ce putain de rejet. Si le type lui aurait foutu son poing sur la gueule, il aurait compris. Compris qu’il avait été vraiment con. Compris qu’il s’était fourvoyé sur toute la ligne. Que c’état lui le fautif, mais non.

L’autre l’avait repoussé avec douceur.

La séparation lui fit mal et il se sentit soudainement trahi. Trop vulnérable à son gout. Comme si on lui arrachait encore une partie de lui-même. Il recula d’un pas et rentra les épaules, comme pour se protéger.

« Non mais tu joues à quoi, là, Andy? Hein, tu joues à quoi? Tu ne peux pas? Comment ça, tu ne peux pas? »

Il croisa les bras et les serra contre lui, en pinçant les lèvres. Il aurait voulu rire, se moquer méchamment, mais il n’y arrivait pas. Il n’y avait que le rejet. Et ce mec, en face de lui qui n’osait même plus le regarder.

« Non mais tu savais. C’était évident ce qu’on était venus faire ici, non? Et là, tu me chiade* et tu joues au couard? Non mais c’est quoi, ton truc? »


J'avoue qu'en tant que québécois, je ne suis jamais vraiment tombé sur le terme ''chiadé''. Je crois comprendre qu'il s'agit un peu d'argot famillier français. J'ai fouillé et trouvé cette définition... qui m'arrangeait
II.− Emploi trans., vx, fam. Bousculer :
2. Quand les petits, dont il était chien de cour, le chahutaient (...), jusqu'à le chiader quelquefois, il ne se défendait qu'en répétant : − Rututu! J. RICHEPIN, L'Aimé,1893, p. 18.

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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyMar 11 Déc 2018 - 21:42

Il ne pense pas à mal, le slave, quand il taquine l'autre sur le prix de gros : la bouteille de gin et le chien au passage. Il sent bien, pourtant, la rancoeur dans les mots de l'anglais, dans le ton de sa voix. Et cette pointe de tendresse, pourtant, pour l'animal à qui il fait les gros yeux.

« En lot. Le gros lot. Tu ne peux savoir à quel point j’abhorre tout ici. Tout. Sauf Bowie… quand il est sage. »

Le bichon s'approche légèrement, reniflant l'air autour de lui, sans trop se mettre à sa portée. Andy lève doucement une main, pour la lui tendre, lui laisser l'occasion d'en humer l'odeur davantage, de se familiariser avec. Pour ne pas le brusquer, pour lui laisser le temps de s'habituer à lui. Et si ce n'est pour laisser l'autre se familiariser avec lui, avec ce qui fait son être, pourquoi raconter l'épisode du violon, d'ailleurs ? Mais que cherche-t-il donc, hein, à enquiller verre sur verre et à se livrer aux confidences avec un parfait étranger ?

La réponse s'impose à lui comme les lèvres du britannique sur les siennes. Mais il n'est pas prêt à l'accepter, il n'en est pas capable. Dieu ne lui pardonnera pas. Sa famille ne lui pardonnera pas. Et lui ne se pardonne déjà pas de devoir repousser l'étudiant, et de lui avoir, sans doute fait miroiter quelque chose qu'il n'est pas en état de lui offrir.

Je ne peux pas. Il est sincère, ça n'est pas qu'il ne veut pas, c'est même bien loin d'être le cas. Au contraire, même. C'est justement parce qu'il en a envie, que le problème se pose. Et la réaction de l'autre ne se fait pas attendre. Le slave est prêt à encaisser le pire quand il voit ces épaules tassées, comme en un geste défensif. Il entend l'animosité emplir la pièce avant même que l'autre n'élève la voix.

« Non mais tu joues à quoi, là, Andy ? »

Andy. Pas Andrzej, aussi écorché son prénom a-t-il pu être, un peu plus tôt dans la soirée, et le surnom qu'il donne à tous lui vrille le coeur. Il sonne le glas de la soirée, il le sait bien.

« Hein, tu joues à quoi ? Tu ne peux pas ? Comment ça, tu ne peux pas ? »

Il avise le geste d'Alastair, comme il croise les bras sur sa poitrine comme s'ils pouvaient le protéger de quoi que ce soit, devine du coin de l'oeil les lèvres pincées, l'éclat rageur dans ce regard qu'il n'a plus le courage de croiser. Que répondre ? Comment expliquer à quelqu'un qui ne croit pas ce qui l'empêche d'aller plus loin ?

« Non mais tu savais. C’était évident ce qu’on était venus faire ici, non ? Et là, tu me chiades et tu joues au couard ? Non mais c’est quoi, ton truc ? »

Les mots le blessent autant que son geste a dû blesser l'autre, et il se lève soudain, sa guitare à la main, qu'il ne dépose que pour enfiler ses godasses abandonnées plus tôt, en quatrième vitesse.

« Je suis désolé. J'aurais pas dû... Je suis venu... Je suis venu... Je sais pas... Partager un peu de musique, ouais... Et... Et... »

Il bredouille, partagé entre la peine et la rancoeur qui s'empare de son coeur à lui aussi, use des mots de l'autre, enrubannés du venin de cette colère sourde qu'il ne sait pas gérer. Contre l'autre, contre lui-même, contre l'intolérance de sa foi, sans doute aussi. Le manque de compréhension le détruit, mais qu'attendait-il, hein, d'un parfaitement inconnu ? Si ses proches même ne sont pas au courant de tout ce qu'il tait, comment lui pourrait comprendre, hein ?

« Et rien, laisse tomber... »

Il a dévalé les marches sans demander son reste, sans réaliser que ses affaires - celles qu'il portait en arrivant -, sont toujours dans la salle de bain. Et au mépris de son taux d'alcoolémie à l'évidence bien supérieur à la norme autorisée. Un éclair de lucidité l'incite à limiter le bruit qu'il fait en quittant l'appartement, bien qu'il soit passé en trombe devant le portier qui le suit du regard perplexe, et à qui il n'adresse pas même un regard : il n'a qu'une idée en tête, rejoindre sa voiture, et s'y dissimuler aux yeux de tous. Mais à peine a-t-il posé les mains sur le volant que son regard tombe sur le chapelet qui pend au rétroviseur et semble l'accuser de tous les péchés possibles. Ses poings s'abattent sur le volant en un geste rageur qui n'apaise en rien la frustration qui l'envahit et il enfouit son visage au creux de ses bras, le front collé sur le cercle de cuir usé.
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyVen 14 Déc 2018 - 17:21

Je suis venu… je sais pas. Partager un peu de musique…

Alastair avait été élevé dans un monde où tout se monnayait. Tout. Où les sentiments n’avaient pas vraiment leur place. Où chaque relation, chaque échange avait une valeur. Le mariage, le divorce, l’amitié, le putain de talent, les foutues promotions, l’éducation, le sexe. Rien n’était laissé au hasard. Il fallait toujours surveiller ses arrières. Toujours. Quelqu’un acceptait de vous suivre à trois heures du matin? C’est qu’il voulait quelque chose en retour, non? Il n’avait pas une horde de petites fans en délire qui l’attendaient, à la fin de show, ce type? La mélancolie, les filles adoraient. Alors que faisait-il là, hein si ce n’était pas pour se faire …? C’était toujours donnant-donnant. Toujours.

Certains devaient faire leur budget chaque semaine ou chaque mois. Faire des listes interminables de leur putain de dépenses, en passant du dentifrice à l’essence qu’il faudrait pour se rendre au cinéma. Parfois, il les enviait. Parfois non. Il aurait été incapable de faire ça. Non, il n’avait pas à faire ça. Pas encore. Lui, il devait calculer autre chose : les interactions humaines. Qu’est-ce que ma mère va m’envoyer cette année à Noël, pour acheter le fait qu’elle ne m’a pas appelé depuis l’an dernier? Que demander pour mes bonnes notes, pour que mon père me foute un peu la paix? Qu’est-ce que mon père veut de moi, en m’envoyant à New York? Qu’exigera-t-il, en bout de ligne, à la fin de mon diplôme? Je vais lui devoir combien d’année de servitude et de merde à travailler dans son cabinet, pour payer mon éducation? Pour payer le fait que je ne paie rien? Qu’est-ce que mes potes à Oxford veulent vraiment de moi pour accepter de me prendre dans leur petit club sélect? De l’influence? De la drogue? L’immunité que j’ai grâce à mon grand-père? Si je suis ami avec la mauvaise fille, je me dévoile un peu trop à elle, que se passera-il? Et si elle décide de faire chier, combien je devrai payer pour son silence? Et si je ramenais le mauvais type chez moi, hein? Et si je rammenais le mauvais type chez moi, qu’il prenait des photos et qu’il disait au monde entier qu’Harold Gerald Alastair Pratt suce des bites, dans le noir…qu’est-ce qui se passerait, hein? Qu’est-ce qui se passerait?!

Tout. Tout devait se calculer. D’une manière ou d’une autre.

Partager un peu de musique. Partager. Comme ça, gratuitement.

Les mots laissèrent le jeune anglais paralysé, au milieu de son petit salon. La colère sourde et venimeuse qui l’habitait encore quelques instants céda la place à la honte et au désarroi. Pourquoi s’était-il pointé à ce putain de bar? Pour oublier la solitude. Combler le vide. S’imaginer là, sur scène, en train de jouer avec eux. Avec lui. Mettre des notes sur toute cette mélancolie. Pourquoi ce type n’aurait pas voulu simplement la même chose hein, pourquoi?

Le chien geignait en sourdine. Les pas de l’autre dévalaient l’escalier. Une porte se referma, au rez-de-chaussée. Alastair resta un moment immobile, les bras ballants, à contempler le fauteuil vide. Alors que quelques instants plus tôt, la voix du slave emplissait la pièce de sa chaleur.

Vide. Le fauteuil était vide. Et la bouteille de gin aussi.

Pourquoi avait-il voulu l’embrasser, ce polonais? Pourquoi avoir détruit ce moment?

Pourquoi le slave ne lui avait pas simplement foutu son poing sur la gueule?

Son regard tomba sur la bouteille vide, renversée, à ses pieds. Vide. Comme la bouteille de scotch. Combien de verres avaient-ils bus, comme ça? Sa propre vision tanguait un peu. Il n’était même pas sûr de pouvoir se rendre dehors de l’immeuble en un seul morceau.

Encore moins de conduire jusqu’au Bronx, au Queens, ou Dieu savait où.

Il descendit de peine et de misère les marches de l’escalier menant au rez-de-chaussée, le bichon toujours dans les bras, de peur que l’animal se mette à aboyer. Il snoba l’ascenseur et ses mécanismes grinçants. Il dévala les marches menant au hall d’entrée avec l’impression de faire une cruelle course à obstacle contre lui-même.

Le portier l’accueillit, toujours aussi mal à l’aise, le regard figé sur le bichon et sur ses pieds nus, et lui demanda s’il avait besoin d’aide. S’il ne devait pas appeler la police. Alastair l’envoya vertement promener et s’élança dehors, dans la pluie.

Andrzej était toujours là, dans sa putain de voiture.

Attrapant le pauvre animal d’un bras, il tambourina sur la portière avec rage en faisant des simagrées, pour que l’autre finisse par lui ouvrir sous le déluge.

Il aurait voulu s’excuser, au fond. Lui dire, de reprendre sa guitare, sur le siège arrière du bazou et de remonter dans la tiédeur du petit salon pour jouer encore, juste comme avant.

Comme si rien ne s’était passé.

Mais Alastair en était incapable. Un Pratt ne s’excusait jamais. Jamais.
Même quand une portière de voiture s’ouvrait enfin, au beau milieu d’une nuit pluvieuse.

« Non mais… tu t’es vu là? T’as vu tout ce qu’on a bu? Bordel, t’as vu? Je vais te dire un truc. Je sais pas vous, les polonais, mais nous, les anglais… les anglais, on est une putain de nation d’alcooliques, bon dieu de merde! Mais au moins, NOUS, on a le bon goût de ne pas essayer de tuer son semblable en voiture. C’est quoi bordel, ton truc? Un Death Wish? Tu veux rejoindre ta femme et ta sœur plus tôt que prévu en te tuant complètement ivre sur la route? C’est pas comme ça que tu vas atteindre ton putain de paradis, mec. Allez bordel. Soit je te paie le taxi… Je te le paie, le putain de taxi, ok? Soit… Tu montes. Tu prendras le canapé dans le living room, c’est tout. »

Alastair se racla la gorge. Le chapelet, accroché au rétroviseur oscillait doucement. Il lui jeta un regard résigné.

« Je te violerai pas, d’accord? »
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MessageSujet: Re: AA ♦ I wanna play rock music ♪   AA ♦ I wanna play rock music ♪ EmptyLun 17 Déc 2018 - 14:25

Partager. Offrir à l'autre une part de ses possessions, par charité. Ou une part de soi. Pour Andy, ça n'a rien d'extraordinaire. C'est même quelque chose d'assez commun, de logique dans son mode de fonctionnement. Se priver pour les autres, il y est habitué. Mais partager ces instants de musique, c'est encore autre chose. Il sait bien qu'il a donné autant qu'il a reçu, cette fois. Et que ça vaut pour les notes qui ont empli la pièce, portées par les cordes de sa guitare ou leurs deux voix mêlées, autant que pour ce baiser qu'il n'accepte pourtant pas totalement.

Il sait tout autant que ce chapelet tanguant à son rétroviseur intérieur semble lui reprocher ce geste, et l'acceptation silencieuse de cette échange, avant qu'il ne finisse par se reprendre. Il a fermé les yeux, la tête sur le volant, comme si ça pouvait effacer le sentiment coupable qui l'étreint chaque seconde davantage. Mais la pluie qui s'est abattue sur lui n'est en rien comparable, ni avec la tempête qui règne sous son crâne, ni avec le déluge qui détrempe les fringues de l'autre, le temps qu'il réalise sa présence de par le martèlement de ses poings sur sa portière. Alors il a redressé la tête, le polonais, et ouvert la porte pour rejoindre l'anglais au-dehors, sous le déferlement des éléments. Au temps pour les vêtements secs. Au temps pour la fourrure de la pauvre bête paniquée dans les bras de l'anglais. Il aurait pitié d'elle, si le britannique ne l'empêchait pas de s'attarder sur autre chose que ce qu'il lui crache aussitôt au visage.

« Non mais… tu t’es vu là ? T’as vu tout ce qu’on a bu ? Bordel, t’as vu ? Je vais te dire un truc. Je sais pas vous, les polonais, mais nous, les anglais… les anglais, on est une putain de nation d’alcooliques, bon dieu de merde ! Mais au moins, NOUS, on a le bon goût de ne pas essayer de tuer son semblable en voiture. C’est quoi bordel, ton truc ? Un Death Wish ? Tu veux rejoindre ta femme et ta sœur plus tôt que prévu en te tuant complètement ivre sur la route ? C’est pas comme ça que tu vas atteindre ton putain de paradis, mec. Allez bordel. Soit je te paie le taxi… Je te le paie, le putain de taxi, ok ? Soit… Tu montes. Tu prendras le canapé dans le living room, c’est tout... Je te violerai pas, d’accord ? »

Le slave est resté inerte, comme un con, frappé par le déluge des mots plus que par celui de la pluie s'abattant sur leurs deux corps frigorifiés. Et puis cette dernière phrase a eu l'effet d'un électrochoc, de quoi le forcer à réagir. Et un sourire narquois a étiré ses lèvres comme ces trois petits mots se sont échappés de sa gorge, presque contre son gré.

« Like you could. »

Il a secoué la tête, déjà détrempé à nouveau, et refermé la portière derrière lui. Like he could. Il sait bien qu'il ne faut pas juger un livre sur sa couverture, que l'autre cache peut-être des aptitudes au corps à corps, malgré sa silhouette élancée. Mais il sait, surtout, l'entraînement qu'il a lui-même suivi, et la puissance que ses muscles sont capables de mettre en jeu lorsqu'il est question de sa survie. Il ne le forcerait pas contre son gré, il le sait. Et si ce baiser a été échangé, c'est bel et bien qu'il ne l'a pas refusé. Et c'est bien là le problème.

Un instant, il hésite à reprendre sa guitare. Il n'a pas envie de la laisser là, à l'arrière de sa caisse, visible de tous. Et en même temps, il sait bien que rien ne sera comme avant à présent. Il ne sait même pas s'il a réellement envie de reprendre le fil de cette soirée avant l'échange qui l'a mené au-dehors sous cette pluie battante, ou s'il préférerait oublier qu'elle a jamais existé. Ou plutôt si, il sait. Il n'a pas envie de l'oublier. Mais ça n'enlève en rien sa culpabilité grandissante.

« On est une putain de nation d'alcooliques aussi, tu sais. Les français ont un dicton, ou je sais pas quoi. Du genre qu'on est les seuls à pouvoir retourner au front, même ivres morts. Les seuls encore debout. »

Il renifle, un brin sarcastique. Pour le bien que ça a fait à son pays, tiens. Comme si ça avait changé quoi que ce soit au destin de celles qu'il aimait.

Il a fini par rouvrir une portière et attraper son instrument, finalement, malgré tout. Il ne peut simplement pas le laisser là, dehors, au risque de le voir disparaître. Qu'on lui tire sa caisse, ça le ferait chier, évidemment, il n'a pas les moyens de s'en racheter une si facilement, mais il s'en remettrait. Mais sa gratte, qui le suit depuis tant d'années, celle dont sa soeur a parfois gratté les cordes, pour rire, avant de la lui rendre et de lui demander de jouer ? Celle qu'Evy l'a vu tenir un nombre incalculable de fois ? Il ne peut pas, il ne peut tout simplement pas l'abandonner derrière lui. Tout comme il ne parvient pas à se retourner, et reste face à son véhicule, l'instrument en main, incapable de croiser le regard de l'autre.

« T'as pas à me payer le taxi... J'aurais sans doute squatté mon siège arrière, tu sais... Le temps que l'alcool se dissipe... »

Une justification évasive, comme pour se dédouaner de la bourde monumentale que l'autre lui colle sur le dos. Un sursaut de fierté aussi, il refuse d'être aux crochets de l'anglais. Il n'a pas réellement envie de rejoindre les deux femmes qui ont gagné trop tôt le royaume des cieux, pas de cette manière en tous les cas. Il n'aurait sans doute pas pris le risque de conduire, et il est sincère quand il affirme qu'il serait resté sur la banquette arrière de sa caisse, quelques minutes plus tard, le temps que la frustration qu'il ressent encore s'amenuise et qu'il ne reprenne un minimum ses esprits.

« I... I messed up enough already... »

Un ersatz d'excuses, pour la désillusion qu'il a générée peut-être.

Pourtant s'il est sorti de sa caisse, s'il a attrapé sa guitare, c'est bien qu'il opte pour le choix de remonter, n'est-ce pas ? Squatter ce canapé du living. Ou un fauteuil de ce petit placard chaleureux ? Il en a bien envie, oui, mais il ne s'en estime pas le droit. Il a assez merdé pour la soirée, avec l'anglais, non ? Fait miroiter il ne sait trop quoi qu'il n'est pas capable d'offrir. L'autre serait mieux sans lui, non ?

Alors pourquoi est-il toujours là, sa guitare à la main, à l'extérieur de sa bagnole ?

Pourquoi suit-il l'anglais à nouveau à l'intérieur, en évitant le regard et les suggestions du portier quant à ne pas laisser n'importe qui entrer ? Pourquoi accepte-t-il ce foutu canapé et un nouvel échange de fringues sèches pour passer la nuit ? Il est quelque peu à l'étroit dans les vêtements à nouveau prêtés par le britannique, mais il ne risque pas d'attraper la mort, au moins, et les coussins du divan sont somme toute confortables.

Alastair l'évite, cependant, et regagne son petit placard et le regard aguicheur des pin-ups exposées. Le polonais se retrouve seul dans le salon trop luxueux pour lui. Un sms à sa coloc' pour l'avertir de son non-retour, et il finit par s'étendre, terrassé par l'alcool et la fatigue. Ce n'est pourtant qu'au bout de quelques courtes heures qu'il s'éveille en sursaut, et en nage, après un énième cauchemar prenant des allures de jugement divin, pour se retrouver face à une femme d'un âge plus qu'avancé.

« Are you the new nurse ? »

La question le laisse sans voix.

« You need to put on the TV. The other young man forgot to put on the TV. »

Il s'est levé, un peu perdu, et a passé une main dans ses cheveux ébouriffés.

« I'm not the new nurse. But I can put on the TV. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. L'instant d'après, elle lui demande de préparer du thé, et entame une longue litanie sur son Leo, son mari décédé, et la perte qu'elle ressent toujours. Comme il était parfait, malgré ses défauts. Parfait pour elle. Le slave se demande s'il parlera d'Evy de la même manière, à un âge aussi avancé que le sien, en servant le breuvage matinal à la vieille femme. Jusqu'à ce qu'une boule de poils blonds précède un jeune homme brun élancé et qu'il prenne presque littéralement la fuite. Des fringues du britannique et des siennes, il s'est vêtu de ce qui avait le moins pris l'eau, ou le plus séché pendant sa courte nuit. Et puis il a attrapé sa guitare, mais s'est arrêté une seconde, la main sur la porte d'entrée.

« Still... you're welcome at The Star anytime... if you ever feel like it. My boss wouldn't like it if she'd lost customers because of me. And we're always craving for an understanding audience. »

La suite ne passe pas la barrière de ses lèvres pourtant. Il se pourrait bien qu'ils aient besoin d'un pianiste, mais il n'en fait pas mention. Comment lui proposer de rejoindre le groupe, alors qu'il vient de se refuser à lui, hein ? Impossible, il serait le premier à lui rire au nez, si c'était lui qui le proposait. Ou plutôt à décliner, et évoquant la tension inutile que ça risquerait d'imposer au groupe entier. Un dernier regard à ces deux billes olive qu'il a tant cherché à accaparer au cours de la soirée, et il a refermé la porte derrière lui, guitare à la main, prêt à regagner sa bagnole et son modeste appartement.

Et la présence réconfortante bien qu'ignorante de Mary.
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