Début mars 2019
Il fait ce qu'il peut pour reprendre une activité normale, comme si rien de tout ça n'avait eu lieu. Comme s'il ne pensait pas en permanence ou presque au londonien. Comme s'il ne sentait pas parfois sa main dans la sienne, comme quand il s'est réveillé dans ce lit d'hôpital, après avoir fait la seconde plus grosse connerie de sa vie. Comme si l'arrivée de ses parents, catastrophés, à Edinburgh, était tout ce qu'il y avait de plus normal.
La vérité pourtant, c'est que rien de tout ça ne l'est.
*
- Ils arrivent ce soir.
Il est resté comme un con à la dévisager, la bouche entrouverte, le regard hébété. Nessa avait appelé ses parents, et il ne l'avait même pas imaginé. Pourtant, pour toute famille normalement constituée, ça devait être logique. Un type suicidaire, on s'arrange pour ne pas le laisser seul, pour l'entourer, lui montrer qu'il est aimé, qu'on tient à lui, alors faire venir ses parents, c'est normal, n'est-ce pas ? Se retrouver près de son entourage le plus proche, ça devrait être rassurant, n'est-ce pas ? Pour Vince, en revanche, ça n'a rien de très rassérénant. Et jusqu'à ce que la porte s'ouvre, quelques heures après, il avait eu cet air paniqué, cet air de bête traquée, presque, en faisant les cent pas de cet appartement, qu'ils envisageaient à présent de quitter.
*
Une heure presque, et il n'avait pas réussi à faire grand chose de plus qu'échanger les politesses d'usage, autour d'un verre de chianti. Nessa a fini par se lever, annonçant qu'elle allait préparer le dîner, et Mama a proposé son aide, avec cet air tellement inquiet sur le visage qui ne l'avait pas quitté depuis qu'elle était arrivée.
- Tu sais bambino, tu es mon fils, et je t'aime, ton père t'aime, mais on n'arrive vraiment plus à te comprendre...
- Avez-vous jamais réussi à le faire ?
Il avait les larmes aux yeux, en prononçant ces mots qui sont sortis presque tout seuls, et qu'il regrettera peut-être un peu, plus tard.
- Ai-je jamais été autre chose qu'un fardeau pour vous ?
Il a vu son père, si réservé depuis leur arrivée, se fermer davantage encore, senti un froid glaçant envahir la pièce, juste avant qu'il ne se lève sans un mot et quitte l'appartement, malgré le regard implorant de son épouse. Il a vu sa mère pousser un profond soupir en passant une main lasse sur son visage, avant qu'elle ne se lève à son tour, prête à suivre son mari.
- On a perdu le fil il y a longtemps, c'est vrai. Et on n'a jamais su comment réparer ça. Mais tous les deux, nous restons tes parents, et toi tu es notre fils unique. Ton père... Ton père ne sait pas comment le dire, il n'est pas très doué avec les sentiments, lui non plus. Mais je l'ai vu, moi, quand Nessa nous a appelés pour nous annoncer que tu avais tenté de mettre fin à tes jours. J'ai vu son regard. Ton père t'aime à sa manière, Enzo. Même si ça n'est pas la même que la tienne.
Elle a gagné la porte à son tour, franchissant tristement les quelques mètres qui l'en séparaient. Mais elle s'est arrêtée, le battant entrouvert et la main encore sur la poignée pour tourner son visage peiné vers lui. Une image qui lui restera sans doute à jamais en mémoire.
- Nous allons rester quelques temps ici, à Edinburgh, encore. Pour tenter de recoller les morceaux qui peuvent encore l'être... Enfin je l'espère. Nessa a les coordonnées de l'hôtel. Tu peux nous joindre quand tu veux. Quand tu te sentiras prêt.
Il a pleuré comme un môme, après que le panneau de bois lui a occulté la silhouette familière de sa mère. Et comme ce jour-là à Rome, Nessa l'a gardé dans ses bras un long moment, jusqu'à ce qu'il finisse par se calmer, et les larmes se tarir d'elles-mêmes.
*
Il lui a fallu quelques jours pour prendre son courage à deux mains, et appeler ses parents. Il a été surpris d'entendre l'enthousiasme de sa mère au téléphone, quand il les a invités à dîner avec eux, le soir-même. Et ému en la serrant dans ses bras à son arrivée tout autant que par la main affectueuse de son père sur son épaule.
Et puis l'angoisse a repris, alors que sa mère a proposé comme d'ordinaire son aide à Nessa en cuisine. Seul face à son père autour de la table, à quelques mètres des deux femmes qui s'affairaient à préparer le dîner, Vincenzo n'en menait vraiment pas large. Et quand ils ont fini par parler, les vannes si longtemps fermées se sont ouvertes, avec le fracas que ça pouvait bien impliquer. Il a lu la surprise, l'inquiétude dans le regard de ses parents. Il a craint leur réaction quand il leur a avoué sa préférence pour les hommes, s'est mordu la lèvre d'angoisse devant le regard étrange qu'ils ont échangés. Et puis sa mère lui a affirmé que ça ne changeait rien. Qu'il restait leur fils, quoi qu'il arrive. Que ça leur demanderait sans doute un petit temps d'adaptation, mais c'était tout. Et lui, il leur a présenté mille fois des excuses pour les avoir blessés, même si c'était réellement son ressenti que d'être un poids pour eux. Des excuses réciproques, même, comme ils regrettaient, eux aussi, qu'il ait ainsi pu se sentir non désiré.
Il y a un point qu'il n'a pourtant pas évoqué, un nom qui n'a pas franchi ses lèvres, aussi important soit-il pourtant dans tout ça.
Harold Pratt.
Mais sans doute qu'il n'en parlerait pas, tant qu'il ne parviendrait pas lui-même à déterminer la relation qu'il entretenait - ou non - avec l'anglais.
*
Reprendre une activité normale, ça implique aussi retourner dessiner au Summer Hall, chercher l'inspiration chez les autres, retrouver ses habitudes artistiques. En pénétrant dans le centre culturel, il a frissonné, inquiet d'y croiser à nouveau le regard de celui qui a si souvent tenté d'engager la conversation avec lui, et qui l'a vu dans cet état déplorable, le soir de la Saint-Valentin fatidique. Il n'est pas sûr d'avoir le courage de répondre aux questions qu'il se pose certainement. Mais pas de visuel direct sur le brun qu'il redoute de croiser, et il s'est installé, calepin et crayon en main.
Il n'a pourtant guère avancé que deux mains se posent sur ses yeux, lui bouchant la vue sur son carnet.
« Devine c’est qui?
- Attends, je réfléchis... »
Un sourire dans la voix, il a posé son matériel sur ses genoux puis les mains sur celles de la jeune femme aux cheveux colorés qu'il devine derrière lui, pour les retirer de son visage.
« Comment tu vas Poppy ? Ca fait longtemps... »
Poppy, c'est ce petit rayon de lumière multicolore qui s'est imposé dans son périmètre sans qu'il comprenne trop comment. L'art les a liés, indéniablement, mais que son caractère diamétralement opposé au sien, parvienne à s'accorder à sa nature réservée n'était pas vraiment l'évidence même. Et pourtant, chaque fois qu'il l'a retrouvée ici, il a été ravi de la voir et de discuter avec elle des oeuvres de sa mère, et des autres...
Mais à peine a-t-il prononcé ces quelques mots qu'il les regrette déjà : c'est en grande partie de sa faute, ces dernières semaines, il s'est plus renfermé que jamais, s'isolant même des gens qu'il aime et qui l'aiment. Et il est bien conscient à présent que ça n'était sans doute pas la chose la plus intelligente qu'il lui ait été donné de faire...