Fin de la 5e décade d'hiver 1781

Les entrevues avec le Héraut Jalena ponctuaient ses journées, ses décades, rythmaient le reste de ses tâches quotidiennes. Et globalement, il ne s'en plaignait pas. Sauf quand elle lui conseillait d'aller évoquer ce qu'il considérait comme des défaillances à de parfaits inconnus. Alors certes, il ne pouvait pas trop la contredire quand elle affirmait qu'un Mage l'aiderait sans doute davantage à appréhender son nouveau don. Mais il n'avait pas vraiment envie de montrer ses faiblesses à n'importe qui et jusque-là, il repoussait clairement l'échéance. Et avec les tâches qui lui incombaient, ça n'était pas si difficile d'avoir autre chose à faire.

* Tu sais qu'elle a raison, n'est-ce pas ?
- Je sais... Mais je ne suis pas... prêt.
- Tu ne le seras jamais, tu le sais. Mais il le faut, et ça aussi, tu le sais. Et puis... La Kestra'chern avait raison aussi, et il faudrait vraiment que tu te détendes un peu... *

Cette conversation avec Raïna, ça devait bien faire dix fois qu'il l'avait, mentalement, dans la solitude de son bureau. Et plus le temps passait, et plus il sentait l'inquiétude de son Compagnon enfler. Et ça, ça avait fini par le faire réagir. Sortir de son bureau, du Palais, même, ne semblait plus une si mauvaise idée que ça, bien au contraire. Non, même, changer d'air ne lui ferait pas de mal. Pas plus que le reste...

Il s'était donc rendu à l'extérieur des Collegia, dans une des tavernes aux abords du Palais, y avait commandé une chope de cidre qu'il sirotait en écoutant les chansons du ménestrel. Certaines l'émouvaient particulièrement, ou peut-être était-ce les sentiments autour de lui qui l'imprégnaient, il n'était pas tout à fait à même de le déterminer. Pourtant, une douleur sourde l'assaillit de plein fouet alors que la mélodie qui emplissait la pièce était au contraire joviale et épique. La porte venait de s'ouvrir sur un des Mages chargés d'accompagner la Pierre-Coeur, et il lui adressa un signe de la main, clairement reconnaissable dans son uniforme de Héraut. Quoi lui dire cependant ? La question restait posée, et le Héraut du Sénéchal, guère prolixe d'origine, ne savait guère comment lui poser la question qui lui brûlait les lèvres : qu'est-ce qui le mettait dans cet état ? A défaut, il se contenta tout d'abord de propos disons plus... communs...

« Bonsoir... Hum... Accepteriez-vous de vous joindre à moi ? »

Et s'il refusait ? Aaron n'avait aucune idée de comment il pourrait entamer la conversation avec l'autre homme...

Bien loin des considérations des hérauts ou même des "conseils" que pouvaient lui prodiguer Pluiechantante, Manuchan était ici dans une sorte d'acte désespéré.

En effet, depuis quelques temps, il était probablement évident pour quiconque le connaissait assez, que le mage avait un réel soucis. Bon, ces personnes se limitaient en fait à une guérisseuse aussi têtue qu'une mule et une kestra'chern bien trop optimiste à son goût. Quel bonheur n'est-ce pas que de se rendre compte que les seules personnes qui restent dans notre entourage sont en quelque sorte du personnel médical? Autrement dit, des gens qui ne lui parlaient en fait que pour l'intérêt commun.

Mais trêve de digressions, Manuchan avait dors et déjà très mal commencé sa journée après avoir très mal fini sa nuit. Hanté par des cauchemars dont il ne se souvenait même pas vraiment il s'était éveillé en sursaut, était tombé de son lit et du fait d'une mauvaise réception - ou de son âge qui avançait malgré lui - s'était fait mal au poignet. Il n'aurait su dire s'il s'agissait d'une simple entorse, d'une foulure, ou de quelque chose de plus grave et n'avait clairement pas l'intention de demander l'avis d'un guérisseur, il avait déjà donné ! Ça finirait bien par passer.

*Ou pas, mais qu'importe, j'ai connu pire....ou je connais pire?*

C'est ainsi que cette douleur, physique pour une fois, le poussa à se dire qu'il s'agissait de la goutte d'eau qui faisait déborder le vase, ou dans son cas, de la douleur qui achevait son âme solitaire. Résolu à se laisser tout simplement aller, il s'était assuré que son aide ne serait pas nécessaire pour la Pierre cœur et s'était engagé sur le chemin de la taverne avec détermination. Il allait céder à un vice qui avait commencé à se développer chez lui après la réapparition de Cerath : l'alcool.

Après tout, qui pourrait bien l'en empêcher? Il n'avait plus personne et n'avait aucun compte à rendre actuellement.
A peine eut-il franchi le seuil du bâtiment qu'un héraut vint l'interpeler. Voilà qui était plus qu'étrange, mais enfin, s'il était tout de même une chose que l'Adepte ne pouvait nier, c'était la probité des hérauts, il ne vit donc aucune malice dans cette demande. Cela restait étrange néanmoins.

"Euh... Si vous voulez."

Puis laissant un instant un silence s'instaurer et fronçant les sourcils, il ajouta :

"Du moment que vous ne me forcez pas à rester sobre. Quelles que soit les raisons que vous ayez de m'aborder."

Ceci étant dit clairement et simplement. Ne restait plus au mage qu'à s'installer et commander ce qu'il fit immédiatement en hélant une serveuse et lui ordonnant - fait très inhabituel chez lui- de lui porter une bouteille d'hydromel. Une boisson extrêmement traître car fortement chargée en sucre qui devrait rapidement noyer son cerveau malade dans les brumes alcoolisées.

La bouteille arrivée et son verre plein, Manuchan se rendit compte sans vraiment de surprise qu'il connaissait déjà l'homme face à lui. En effet, il l'avait brièvement rencontré lors de la campagne en Hardorn.

"Nous nous connaissons déjà je crois."

Le mal-être du Mage était tellement palpable qu'Aaron s'était retrouvé à vérifier douze fois ses boucliers mentaux. Certes, l'Empathie était encore quelque chose d'un peu différent, mais qu'il soit assailli ainsi par la douleur de Manuchan, c'était... inhabituel. Et démesuré. Et inquiétant, aussi. Autant pour lui, si son don prenait des proportions qu'il était tout à fait incapable de gérer, que pour l'autre si son état était aussi triste que ce qu'il en ressentait.

Le Mage accepta cependant de l'accompagner, à la condition qu'il ne le force pas à rester sobre et Aaron eut un sourire amer.

« Ce serait assez mal venu de ma part... »

Ou l'hôpital qui se foutait de la charité, comme on voulait. Le Héraut fronça les sourcils à la façon dont l'autre commanda sa boisson, et arrêta à son tour la serveuse, de façon cependant plus courtoise, pour doubler la commande. Se joindre à lui, donc. Et même s'il s'était promis, et à Raïna aussi, de limiter sa consommation d'alcool, ce à quoi il se tenait plutôt pas mal quand certaines personnes ne venaient pas déboucher des bouteilles dans son bureau, il se disait qu'il n'était pas obligé de finir la bouteille d'hydromel non plus.

Chacun leurs verres en main, les deux hommes se faisaient face et Aaron ne savait guère comment aborder le sujet qui l'intéressait. Manuchan rompit le silence – relatif – entre eux, cependant, évoquant le fait qu'ils ne se voyaient pas pour la toute première fois, ce à quoi le Héraut répondit par un hochement de tête.

« Hardorn... »

Il leva son verre de sa main gauche, façon sobre de trinquer avec le Mage face à lui.

« Mais nous n'avons pas eu le plaisir d'être décemment présentés... Enfin si on excepte la réunion d'avant le départ... Aaron Greystoke. Enchanté. »

Une hésitation, et il tendit sa main, comme ça se faisait parfois lorsqu'on rencontrait quelqu'un... A vrai dire, le contact ne le rassurait pas beaucoup, et en même temps... créer un lien plus « officiel » ne lui semblait pas une mauvaise façon de lancer le sujet qui le perturbait. Son mal-être le mettait lui-même mal à l'aise, un peu trop même. Et il y avait toutes les chances pour que ça finisse par le submerger.

Manuchan observait le héraut. Il avait remarqué le froncement de sourcils à la façon dont le mage avait traité la serveuse. Auparavant, il s'en serait sûrement excusé, mais pas ce soir, il commençait à en avoir plus qu'assez de se montrer gentil, trop gentil.

il commençait tout de même à culpabiliser un peu mais réfréna bien vite cette pulsion. La jeune femme avait certainement connu pire.

De ce qu'en dit Aaron, l'alcool ne devait vraiment pas lui être étranger. Peut-être son abus ne l'était-il pas non plus. Ça tombait pour le mieux.

Le héraut se souvenait de lui apparemment, ou en tout cas, la mention d'Hardorn lui faisait n'en pas douter. Qui irait se vanter d'y avoir participé après tout? Aucun intérêt sans compter que certaines choses étaient restées confidentielles et donc inconnues de ceux qui n'y étaient pas.

Manuchan trinqua également avec l'homme face à lui et prit le temps de détailler son visage et surtout ses yeux comme il en avait toujours eu l'habitude. Pour Manuchan les yeux étaient très souvent révélateurs de ce que pouvait être une personne et surtout de sa franchise. Enfin pour le moment, nul besoin de chercher cela mais la couleur des rétines du héraut était vraiment particulière ce qui poussa l'Adepte à y regarder plus profondément encore, transperçant de son regard celui du héraut.

Le plus souvent les gens baissaient les yeux face à lui lorsqu'il appuyait ainsi son regard, mais tel n'était pas le but recherché et le héraut n'avait sûrement rien à se reprocher.

"Enchanté de faire votre connaissance. je pense que l'on peux se tutoyer si vous le souhaitez. Je suis Manuchan, Mage Adepte de l'ordre des Vents Blancs."

Présentation formelle s'il en était, mais après tout, il s'agissait d'un héraut en face de lui et ils représentaient souvent Haven même. Ville dont le Mage n'était pas originaire qui plus est.

L'Adepte commença à absorber une bonne rasade du liquide sucré empreint d'une saveur mielleuse et sentit la chaleur de l'alcool parcourir sa gorge. Le tavernier devait le faire lui-même car il était plus corsé qu'il n'aurait dû l'être. Un bon hydromel se devait le plus souvent de ne pas laisser transparaître, par le goût, que de l'alcool y était présent. C'était raté, mais tout de même très bon.

Bref, fi de broutilles de ce genre. S'il avait été interpelé, il y avait probablement une raison et Manuchan préférait entrer dans le vif du sujet. S'il devait aider d'une façon quelconque, il le ferait. Au point où il en était de toutes les façons, c'était comme s'il avait dédié sa vie à Haven et à tous ses habitants.

Bien sûr, Pluiechantante avait fait de son mieux et continuait à tenter d'aider le mage, mais peut-être avait-elle raison sur un point. Peut-être qu'il ne voulait simplement pas être aidé et son humeur par conséquent ne s'en trouvait pas changée depuis près d'un an maintenant. Une humeur morose, taciturne le plus souvent et agressive parfois. non pas qu'il le voulait vraiment mais son épuisement ne l'aidait pas et ses sentiments ne faisaient que le torturer à chaque secondes.

Tout allait bien donc !

Toutefois, il restait un homme bon en général, gentil et généreux le plus souvent, mais plus aussi prolixe ou sociable qu'il l'avait été avant que Glenn ne disparaisse de sa vie emportant apparemment tous ceux ou celles qui avaient fait sa vie à Haven avec lui. Ce n'était qu'une métaphore bien sûr, mais le résultat était le même : Manuchan était plus seul que jamais et regrettait vraiment sa forêt désormais. sans parler de certaines pulsions suicidaires. Il n'était jamais encore passé à l'acte.... Pour le moment tout du moins.

Qu'est-ce qui pourrait l'aider? Probablement peu de choses. Peut-être simplement une personne qu'il arriverait à supporter dans son entourage immédiat et surtout qui ne chercherait pas à le sauver de lui-même. Si en plus, cette personne se révélait être attirée par lui et disposait d'attributs masculins, ça serait encore mieux ! Mais bon, il aurait pu faire vœu de chasteté que ça n'aurait rien changé à sa vie actuelle, même s'il avait été chaste bien plus longtemps auparavant, le fait de coucher avec Glenn n'avait fait que réveiller ses besoins hormonaux et le mage se retrouvait donc le plus souvent à fantasmer seul dans sa chambre.

Rien de plus normal........ Pour un ado ! Pas pour un homme de 38 ans !

pour finir, l'Adepte était tout simplement très mal et complètement embrouillé dans son esprit et dans son cœur.

Et il avait mal au poignet !

Un "aïe" léger se fit entendre lorsqu'il attrapa la bouteille d'hydromel de sa main invalide - la gauche - pour se resservir et il retint un juron de franchir ses lèvres un peu pincées sur le coup.

Fixant à nouveau la couleur étrange des yeux d'Aaron, il posa la question évidente.

"Puis-je te demander pour quelle raison tu souhaitais me parler?"

Aaron ne se permettait pas de juger réellement, il était simplement étonné. Il ne connaissait pas le Mage face à lui, tout au plus avaient-ils chevauché ensemble lors de cette mission, mais l'impression qu'il avait pu avoir ne lui aurait pas laissé envisager ce type de comportement un peu trop bourru envers la serveuse qui n'avait de fait rien demandé... Et qui ne semblait certes pas plus s'en formaliser que ça. Sans doute, en effet, que parmi les clients de l'établissement, elle avait déjà eu affaire à des attitudes bien plus désagréables. Cela étant, il était loin d'être un très bon juge de la nature humaine, il fallait bien l'avouer, et, donc, il ne dit rien, se contenta simplement de rajouter une commande de façon plus aimable.

Au fond, il pouvait comprendre, quelque part. Si cette attitude n'était pas habituelle, mais provoquée par le mal-être qui enveloppait le Mage tout entier, oh oui, il pouvait comprendre. Il s'était toujours fait un devoir de ne pas faire pâtir qui que ce soit de ses propres états d'âme, mais l'envie de tout envoyer promener et d'exploser l'avait assaillie un paquet de fois, il fallait bien l'avouer.

Quant à leur mission commune, il n'avait clairement pas envie de s'apesantir sur le sujet lui non plus. Ca avait été plus qu'éprouvant, et revenir pour découvrir un nouveau Don aurait pu être positif... Si ça n'avait pas signifié mettre le doigt sur le danger qu'il représentait pour le Royaume entier. Depuis que ses entrevues avec Jalena avaient commencé à rythmer ses décades, il testait plusieurs fois par jour l'état de ses boucliers. Etre une faille ne lui seyait pas le moins du monde. Et à vrai dire, être ainsi observé, guère plus. Les yeux clairs de Manuchan plongés dans les siens, un long, trop long moment, avaient le don de le mettre mal à l'aise. Pas qu'il ait réellement quelque chose à se reprocher, à part peut-être de percevoir sa douleur, mais se sentir ainsi la cible de l'attention pour une raison qu'il ne définissait pas n'était clairement pas dans ses habitudes. Et une gorgée d'hydromel aiderait sans doute à lui donner une contenance...

Le tutoiement lui convenait tout à fait, cela dit. Il nota mentalement les détails des titres de Manuchan, mais ne releva pas davantage pour l'heure. Pas plus qu'il ne releva la force du breuvage. A vrai dire, il avait déjà été attaqué à des choses bien moins raffinée que l'hydromel qu'ils partageaient, et ne comptait pas non plus forcer trop sur ladite bouteille. Il avait assuré Raïna qu'il serait prudent, après tout. De là à entrer tout de suite dans le vif du sujet, il n'était pas sûr d'y parvenir cela dit, et à son tour, il se retrouva à dévisager l'homme face à lui, ses grands yeux clairs, cette mèche blanche sur son front... Qu'est-ce qui pouvait causer autant de peine ? Qu'est-ce qui donnait à ces deux lacs cet air si désespéré ? Qui générait autant de douleur qu'il la prenait, lui, le Héraut balbutiant avec son nouveau don, de plein fouet ?

Un instant, son ressenti fut plus confus, un sentiment de frustration se mêlant à sa souffrance évidente, et Aaron ferma les yeux, un peu trop réceptif malgré lui. Et quand la douleur physique de l'autre se réveilla comme il attrapait sa bouteille, la main du Héraut l'en délesta rapidement. Il lui servi son verre, les yeux dans les yeux puisque le Mage le fixait encore, et posait la question qu'il redoutait, autant qu'il l'attendait.

« Tu souffres Manuchan. Et je parle pas que de la douleur physique quelque part dans ton bras gauche... »

Il n'avait aucun talent médical ou guérisseur, mais la pointe plus forte de souffrance quand l'Adepte avait attrapé la bouteille restait sans grande équivoque. Il ne pouvait pas déterminer précisément pourquoi il souffrait, simplement localiser globalement l'origine du mal au vu des faits.

« Depuis Hardorn, je me retrouve à devoir gérer un peu d'Empathie et... »

Un geste vague d'une main, les lèvres pincées un instant en un rictus embarrassé, et un léger haussement d'épaules. Comment peut-on dire à quelqu'un, naturellement : « salut mec, je ressens tout ce que tu ressens à l'instant, et c'est pas beau à voir », sincèrement ? Il ne savait pas. Les interactions sociales hors cadre professionnel n'étaient clairement pas son fort, encore moins quand ça devenait aussi impliquant qu'à cet instant avec Manuchan.

« Je sais que ça me regarde pas, et je serai mal placé pour donner le moindre conseil à ce sujet. Mais... J'ai jamais trop aimé voir des gens malheureux, et c'est encore plus difficile en ressentant aussi... vivement... les choses. On se connaît pas vraiment alors... »

C'était juste ridicule de terminer cette phrase par « je me doute que tu voudras pas m'en parler, mais si jamais... » Autant ne rien dire, puisque la réponse était déjà dans l'énoncé : non, il ne voudrait pas en parler. Lui-même ne le ferait pas volontairement non plus. Il se contenta d'un nouveau haussement d'épaules et de vider son propre verre.

« Enfin si jamais je peux faire quoi que ce soit... outre partager quelques verres... »

Ce qui lui convenait pas si mal, cela dit, et que, oui, il se voyait bien réitérer, quand bien même ça n'était pas forcément l'idée du siècle. D'accord, boire pour oublier n'aidait pas vraiment, dans le fond, mais n'empêchait que pendant quelques heures, il ne pensait plus trop et c'était tout de même un soulagement. Il n'avait pas trop eu l'occasion de tester si l'alcool endormait aussi son ressenti Empathique... Face à l'adepte, ça ne serait quand même pas du luxe, parce que sa douleur lui vrillait réellement, littéralement, le coeur. Et se sentir impuissant à le soulager n'était pas vraiment dans le cadre des choses qu'il appréciait. Un échec de plus à son compte, même si personne ne lui avait rien demandé. Il avait toujours été assez dur avec lui-même, la faute à son éducation, sans le moindre doute, et ça n'était pas près de changer...

Comme de juste, le héraut face à lui semblait gêné de cet examen oculaire mais ne semblait vraiment pas avoir quoi que ce soit à cacher. Le contraire aurait été surprenant après tout. Mais cette couleur si peu commune attirait Manuchan malgré lui et il aurait eu beaucoup de mal à en détacher son regard, même s'il l'avait voulu. Pour le moment tout du moins, le temps que le breuvage désinhibiteur fasse son effet.

Manuchan vida le reste de son godet d'un trait avant de laisser à nouveau le liquide ambré couler délicatement par la main du blanc et capturer les éclats de lumière avoisinants au passage.

Étonnamment - enfin, si l'on voulait - Aaron ne semblait pas vraiment être à l'aise non plus. Était-ce là la raison pour laquelle il avait demandé à l'Adepte de se joindre à lui? Quoiqu'il en soit, il était apparemment aimable puisqu'il avait servi Manuchan suite à la douleur que son poignet avait fait surgir.

*Il a probablement entendu mon "cri de protestation" * Cette pensée faisant référence au "aïe" léger qui lui avait échappé amena Manuchan à esquisser un rictus. Une fois encore l'humour l'aidait autant que tout le reste à sauvegarder son esprit. Même si c'était totalement involontaire.

L'Adepte le remercia d'un hochement de tête et d'un regard plus doux que jusqu'alors mais ne le fit pas oralement pour une raison simple : il était occupé à entamer son verre plein.
« Tu souffres Manuchan. Et je parle pas que de la douleur physique quelque part dans ton bras gauche... »


Manuchan écarquilla les yeux et ses sourcils commençaient à se froncer. Qu'avaient donc été encore dire ses "soigneuses" pour qu'un héraut en vienne à s'inquiéter de sa santé? C'était le monde à l'envers ! S'il y avait bien des gens qui n'avaient rien, mais alors Rien à dire à ce niveau, c'étaient bien les hérauts toujours prompts à se sacrifier corps et âme sans même s'en rendre compte.

Bon, d'accord, il n'était pas mieux, et il n'avait même pas cette excuse précisément, ni Compagnon pour l'aider. C'était peut-être là que la bât blessait.

Mais tout de même !

Manuchan observait toujours son interlocuteur et d'un ton que l'on pouvait aisément qualifier de froid et sur la défensive, interrogea :

"Je suppose que quelqu'un est venu vous en parler. Alors, dites-moi, Thalyana ou Pluiechantante? A moins que ce soit encore une autre personne qui se mêle de ce qui ne la regarde pas vraiment?"

Une pause et le mage reprit.

"Par ailleurs, je ne conçois que difficilement notre rencontre comme une coïncidence pour le coup. Je ne peux pas t'accuser d'espionnage. J'ignorais moi-même que je viendrais ici ce soir, mais c'est plutôt troublant."

Les chose s'éclaircirent un peu plus lorsqu’Aaron fit mention de son don d'empathie fraîchement libéré. De ce que l'Adepte studieux qu'il était en savait, l'homme en face de lui était donc à même de ressentir chaque sentiments de Manuchan. Ce qui lui déplaisait fortement.

Non pas, comme on aurait pu le croire car il se serait agi d'un intrusion dans sa vie privée mais plus car le rethwellan détestait une chose encore bien plus que sa propre souffrance, c'était de faire souffrir les autres. Complexe du hérisson quand tu nous tiens.....

Dans tous les cas, ce n'était pas un guet-apens et le blanc ne devait faire que montre de compassion envers un malheureux, c'était dans sa nature après tout et les mimiques démontrant l'embarras de l'homme face à lui ne faisait que confirmer ces pensées.

"Effectivement, on ne se connaît pas. Mais j'ai tendance à croire que tu n'y peux rien de ce que j'en sais. Un peu comme un mage qui ne maîtriserait pas encore son Don tout à fait. J'espère juste pour toi que tu a appris à monter des barrières, sinon, je crains que notre conversation ne puisse durer car je ne permettrais pas que tu le vive aussi mal que moi."

L'homme à la mèche blanche observait son vis-à-vis et avala une nouvelle lampée du délicieux nectar qui commençait tout juste agir. Manuchan ne tenait guère l'alcool à la base, mais ces nombreux excès depuis près d'une années l'avaient clairement endurci à ce petit jeu. Probablement trop d'ailleurs.

"Partager des verres, c'est déjà une bonne chose, ou plutôt une mauvaise si on a un peu de bon sens, mais je crains d'avoir plus ou moins perdu le mien... Ou de ne plus vouloir l'écouter. Pour le moment."

Restait toujours une question en suspens : Que faisait-il à cette table avec ce héraut au lieu de s'emprisonner dans sa sinistrose en vidant verre sur verre et dans le meilleur des cas, finir comateux sur une chaise au fond de la taverne jusqu'à sa fermeture où il se ferait proprement jeter dehors?

"Si tu n'a pas été envoyé par des personnes bien pensantes à mon égard" le sarcasme dégoulinait de ces propos "alors pourquoi m'as-tu interpelé? Tu as besoin d'une aide magique peut-être?"

Aucune hostilité ne se dégageait de ces paroles. plutôt de l'intérêt en fait. Un moyen presque aussi efficace d'oublier ses problèmes pour l'Adepte était de s'occuper de ceux des autres. C'était d'une efficacité temporaire bien sûr, mais ça marchait un certain laps de temps au moins. Il en avait presque conçu une obsession et se mettait au service d'à peu près tout le monde. Se sentir utile permettait au moins de rester en vie. Même si, ce n'était pas toujours très agréable.

*Si tant est que l'on ait besoin de moi, n'est-ce pas Déesse?*

Aanor n'avait plus donné de signes depuis longtemps et ses frères et sœurs de Foi non plus. Ils avaient probablement des choses plus importantes à faire que de s'occuper de lui, c'était certain et normal, mais surtout, ils n'avaient clairement pas besoin de lui. Et ça l'énervait profondément !

Si un des mages les plus puissants du pays ne pouvait pas les aider, qui le pourrait?

*Peut-être un poil trop orgueilleux, mais ça fait du bien*

Une douleur mentale, palpable, lancinante, aux confins du désespoir, et une autre physique, plus légère par moment, et particulièrement vive lorsqu'il usait de sa main gauche... Aaron en aurait presque pensé qu'il n'était, dans le fond, pas tellement à plaindre, n'est-ce pas ? Ca n'était pas vraiment un concours, toutefois, et il n'avait aucune envie de commencer à comparer leurs histoires et leurs ressentis. Tout ce qu'il aurait pu souhaiter, à cet instant, ç'aurait été trouver une solution miracle pour les effacer, pour l'un comme pour l'autre. Effacer sa peine, certes, mais surtout celle du Mage, guérir aussi bien la blessure physique - dont il ignorait tout cependant - que celle, plus insidieuse, du coeur. Il n'en était pas capable, cependant alors il s'en tint à ce qu'il pouvait effectivement faire : l'empêcher de se faire davantage de mal en usant de son membre blessé.

Le regard de l'Adepte s'était légèrement radouci, alors, et Aaron s'en voulut presque d'entrer alors dans le vif du sujet. A la place du Mage, sans doute que lui-même se serait également renfrogné. Aussi ne fut-il guère surpris de voir les yeux bleus de Manuchan s'assombrir et ses sourcils se froncer. Il ne s'attendait cependant pas aux propos qu'il reçut sans trop broncher, la mâchoire serrée. Thalyana, il se souvenait d'elle depuis Hardorn aussi, quant à Pluiechantante... Mieux valait qu'il ne songe pas au passage de la Kestra'chern dans son bureau, à vrai dire. Et en l'occurrence, donc, la personne qui se mêlait de ce qui ne la regardait pas vraiment, c'était seulement lui-même. Aaron secoua seulement la tête, pour dédouaner les deux jeunes femmes dont il ignorait d'ailleurs les liens avec l'Adepte, qui reprenait donc la parole, doutant de la fortuité de leur rencontre. C'était pourtant bel et bien le cas, ça n'avait rien à voir avec qui que ce soit, et les inquiétudes du Héraut n'étaient dues qu'à ce que l'Empathie induisait en lui... Et dont il se serait pour le coup bien passé.

« C'est pourtant un pur hasard, quoi qu'il en paraisse... »

Et un hasard douloureux pour eux deux, pour le coup. Aaron souffrait de la douleur de l'autre conjuguée à la sienne, détonnant mélange qui le laissait particulièrement démuni. Un pâle sourire, pourtant, étira ses lèvres quand Manuchan affirma qu'il refusait qu'il souffre à cause de lui.

« Si ça peut te rassurer, ça n'aurait pas été la grande joie sans ça malgré tout... Quant à mes barrières... Elles arrivent d'ordinaire à endiguer suffisamment les sentiments des autres... Les tiens sont juste... plus forts... »

Bon, ça n'avait peut-être pas grand chose de rassurant, mais... C'était un moyen comme un autre que de souligner d'une qu'il n'avait pas grand chose à se reprocher, d'une part, et d'autre part... que c'était une situation qui inquiétait le blanc, tout autant. Ils n'étaient pas vraiment sortis de l'auberge, à vrai dire, entre un Mage désespéré au mal-être hurlant bien malgré lui de coeur à coeur mais qui refusait de blesser qui que ce soit d'autre, et un Héraut dévoué à porter secours à n'importe qui en situation de souffrance, quand bien même il dût sacrifier son propre bien-être - qui n'existait pas vraiment ces derniers temps, soit dit en passant... - et certainement pas sortis de cette taverne, en tous les cas : Aaron remplit à nouveau son propre verre. Les partager, donc, ces verres, lui convenait tout autant. Quant à écouter son bon sens... Il faut croire qu'ils étaient deux, donc, à ne plus vouloir le faire. Sinon, le Blanc aurait sans doute évité de boire, n'est-ce pas ?

Maintenant que la situation était disons... plus claire pour tout le monde, parler ne lui semblait plus si difficile. Ou peut-être que l'alcool faisait son oeuvre ? En tous les cas, à la question du Mage concernant la raison pour laquelle il l'avait invité à se joindre à lui, il n'hésita plus vraiment à répondre.

« Oui et non. A vrai dire, à la base, c'est plutôt à cause de ce ressenti que je t'ai apostrophé... »

Cela étant. Une aide magique, c'était bien ce que Jalena lui enjoignait de trouver, n'est-ce pas ?

« Le plan n'allait pas beaucoup plus loin que ça, cela dit, et... »

Et puisqu'a priori, il ne pouvait rien faire de plus que de partager des verres avec lui, il en resterait là... Pour l'heure. Dans son esprit, cependant, la mention de Thalyana et Pluiechantante restait bien sagement rangée dans une petite case en attendant d'être à nouveau utile... Demain matin. Il irait sans doute voir l'une ou l'autre des deux jeunes femmes, voir auprès d'elle(s) si une quelconque aide pouvait être apportée au Mage. Il n'aimait pas l'idée de s'immiscer dans des affaires qui ne le regardait pas, mais encore moins celle de ne rien faire face à cette douleur qui ne cessait, pour le coup, de l'assaillir par vagues successives. S'occuper de celle des autres semblait définitivement plus facile que de s'attaquer à la sienne...

« Cela étant... S'il y a quelque chose en ton pouvoir pour m'aider à ce niveau-là, je ne suis pas vraiment en position de refuser... »

Ca lui écorchait un peu la langue que de devoir demander de l'aide. Mais il devait bien admettre qu'il n'avait pas réellement le choix, et il avait repoussé l'échéance trop longtemps - il aurait pu entendre la voix télépathique de Jal prononcer ces mots - il était grand temps qu'il y remédie. Comme quoi des fois, le hasard... Et puis... Si le Mage fonctionnait un tant soit peu comme lui, se jeter corps et âme dans la moindre tâche, se rendre utile, s'occuper d'un autre, ça ne serait pas salvateur, mais ça atténuerait un peu la douleur... Au moins quelques instants. Sans doute pour ça que lui-même ne fuyait pas purement et simplement les lieux, quand bien même ce qu'il gagnerait à aider l'Adepte était largement compensé par la douleur de celui-ci qui l'assaillait toujours. On ne peut pas tout avoir...

Ce que venait de lui assener le héraut du sénéchal était un choc pour l'Adepte. Ses sentiments étaient "plus forts" que ceux des autres? Il savait qu'il souffrait beaucoup, ça, c'était une évidence, mais étant plutôt philosophe, il avait souvent pensé qu'il ne souffrait probablement pas plus que tout un chacun mais n'arrivait juste pas à le gérer.

"Tu les ressens donc à ce point? j'en suis désolé."

Et il l'était vraiment. Un regard de commisération se posa sur le héraut face à lui.

Certes, Manuchan n'avait jusqu'ici aucun don d'empathie, ni même aucun autre si ce n'était celui de la magie, mais il avait une empathie naturelle envers les gens qui souffraient ou qui avaient besoin d'aide. Précisément car il connaissait la douleur, de même qu'il ne voulait en aucune façon être un fardeau pour les autres, il ne voulait pas non plus rester les bras ballants sans aider des gens qui souffraient.

Depuis le jour où il avait acquis son statut d'Adepte et par le fait qu'il savait avoir un potentiel magique puissant et intense, il se sentait toujours responsable malgré lui de ne pas faire tout ce qui était en son pouvoir pour venir en aide. Après tout, à quoi bon disposer de telles capacités si l'on ne s'en servait pas dans le bon sens?

Ayant étudié dans l'ordre des Vents Blancs, il avait plus tendance à considérer la magie comme un don utile autant au bien personnel qu'au bien commun. Mais malheureusement, il était des choses que la magie ne pouvait pas résoudre et il craignait que ce soit à nouveau le cas face à Aaron.

Celui-ci lui fit comprendre plus ou moins à demi-mot que c'était précisément son empathie qui l'avait poussé à interpeler le mage mais de ce qu'en comprenait Manuchan, ce n'était cette fois pas à cause des sentiments du mage, mais plus à cause de ses capacités.

"Si je comprends bien, tu souhaitais que je puisse t'aider à mieux..... contrôler ton don?"

Il n'était vraiment pas sûr d'y parvenir, les dons héraldiques n'étaient pas son fort et il n'était pas héraut. il pouvait aisément expliquer le principe des boucliers, de l'ancrage, ou même de façon plus poussée des biefs qui permettaient aux dons de se révéler, mais il ne voyait guère comment aider Aaron si ce n'était en l'aidant à forger des boucliers plus performants.

« Le plan n'allait pas beaucoup plus loin que ça, cela dit, et... »


"Euh, tu dis qu'il n'allait pas beaucoup plus loin, ce qui veut tout de même dire qu'il allait plus loin... A quel niveau?"

La curiosité du mage avait toujours été insatiable ou peu s'en fallait, ce n'était pas ce soir que ça allait s'arrêter à plus forte raison maintenant que l'alcool commençait à agir et à délier sa langue.

"Je ferais bien entendu ce que je peux pour t'aider, mais je ne garantis rien toutefois. Je suis un mage, les dons héraldiques me sont plus ou moins étrangers si ce n'est en théorie."

Manuchan se trouvait donc face un éventuel nouvel élève, si l'on voulait. Et fugacement, les images d'Eoghan et d'Elbereth passèrent dans son esprit en même temps qu'un sentiment de nostalgie bienfaisante. Était-ce là ce qui lui manquait? Enseigner? Peut-être, mais il n'y avait sûrement pas que cela, loin s'en fallait.

C'était toutefois une excellente chose qu'il put ressentir ces émotions qui d'une certaine façon, le soulageait un peu de son tourment.

Hélas, les bonnes choses sont parfois, pour ne pas dire souvent, accompagnées de mauvaises et alors qu'il réfléchissait brièvement au principe de maître et d'élève, une image d'Airamant s'imposa et l'Adepte sentit son cœur manquer un battement au souvenir douloureux de son ancien maître et amant.

Il ne cessait de se surprendre lui-même de souffrir encore de ce départ sans mot dire, tout comme il souffrait encore du départ de Glenn et l'un après l'autre, les images s'enchaînèrent, formant un tourbillon de souffrance. Une larme glissa involontairement sur la joue du mage alors que son ventre semblait se tordre et son cœur sur le point de s'arrêter.

*Si seulement...*

De tout cela pourtant, le rethwellan ne montra rien, le seul signe vraiment visible fut cette larme unique et désinvolte qui filait jusqu'à son menton avant d'être stoppée dans sa course par la main de Manuchan qui l'essuya promptement.

"Je ne suis vraiment pas sûr de pouvoir vous aider. Je ferais de mon mieux. Pour commencer, expliquez moi comment vous avez vu votre don s'éveiller. Et aussi, n'avez-vous que celui-ci? Est-ce une forme d'empathie particulière? Je vais devoir tout savoir sur vos capacités héraldiques."

Le mage continuait de parler comme si de rien n'était. Par habitude. Car, comme toujours, il ne montrait tout simplement pas sa souffrance, il ne le voulait pas et ne voulait pas non plus être un sujet d'inquiétude permanente, il était adulte, il ferait ce qu'il fallait par lui-même, même si cela impliquait de disparaître un jour.

Il fallait vraiment qu'il ressente en prime l'impact de tout ce qu'il révélait au Mage sur lui ? Non parce que bien évidemment, le choc était perceptible, et évidemment, vu l'état actuel de son don, il le prenait en plein tronche. Et il n'aimait pas vraiment être la cause de ce type de réaction, encore moins quand il commençait à trouver la personne face à lui plutôt sympathique. Parce qu'il souffrait autant que lui ? Hum... Ca aidait sans doute, même si à tout prendre, il aurait préféré qu'aucun d'eux deux ne ressente ce genre de chose. Et quand bien même une partie de ce qui se passait là n'était pas de son fait, puisque ça restait la stricte vérité que ses sentiments étaient plus forts que l'ensemble de ce qu'il flottait tout autour d'eux, il n'aimait pas cette responsabilité. Culpabilité, même. Un jour, il faudrait qu'il arrête de se blâmer pour tout et n'importe quoi...

Peut-être aussi, et surtout, que le fait que la peine et la souffrance de Manuchan fassent particulièrement écho à son propre ressenti n'aidait pas non plus. Et il était désolé ? Aaron le dévisagea un instant, interdit. Il n'y pouvait rien du tout... Ca n'était pas lui qui était à l'origine de son don, et il n'y pouvait donc rien s'il ressentait sa souffrance...

« Tu n'as pas à l'être. Et je suis plutôt assez désolé que tu ressentes... tout ça. »

Il se garda de rajouter qu'il était tout autant désolé de le comprendre aussi... bien. L'Adepte n'avait sans doute pas le don qu'il possédait, et il n'avait peut-être pas besoin de savoir tout ça non plus, de toutes les manières. Après tout, il avait déjà bien assez de sa propre souffrance pour ne pas en plus devoir supporter sa douleur à lui en prime. Et l'inverse ? Joker. Dans le genre faîtes ce que je dis, pas ce que je fais, le Héraut se posait là, il fallait bien l'avouer mais... Mais c'était plus fort que lui, il pouvait tenter d'encaisser sa propre souffrance – avec plus ou moins de succès –, beaucoup moins supporter celle des autres. Un point commun qu'ils avaient et qu'il ignorait cependant.

Alors quand le Mage embraya surtout sur l'idée qu'il pouvait peut-être l'aider pour son léger problème avec son Empathie, il n'en rajouta clairement pas. Certes, c'était l'idée de Jalena, et il ne pouvait nier que ça n'était sans doute pas une bonne idée. Mais... Si l'Adepte n'avait pas trimbalé avec lui toute cette peine, il ne lui aurait sans doute pas vraiment adressé la parole, pas en dehors du cadre professionnel, s'entend. Cependant, avouer ce genre de chose risquait surtout de mettre Manuchan davantage mal à l'aise, et ça n'était clairement pas son objectif. Il hocha donc seulement sobrement la tête à sa question, et avala une gorgée de plus d'hydromel. Le plan... n'allait vraiment pas plus que ça. Peut-être que s'il n'était pas venu directement, ou que s'il l'avait envoyé chier dès les premières phrases, il serait passé à quelque chose de plus formel, professionnel, sans doute. Histoire de ne pas couper court complètement à toute conversation malgré tout... Il s'en serait tenu au conseil de Jal' et... Ca aurait sans doute été tout.

« A quel ni... Hum... »

Une gorgée de plus, histoire de passer le cap des aveux, sans doute. Ou peut-être juste parce qu'il commençait à être... Lancé.

« Disons que je n'étais pas trop sûr de la façon dont j'allais être reçu... Alors il fallait bien qu'il y ait une solution de repli... Purement professionnelle, donc... »

A noter qu'au final, parler de son Don et de l'aide éventuelle que l'Adepte pourrait lui apporter constituait l'essentiel du plan de secours en question... Il leva à nouveau son verre à cette pensée. Oui bon, d'accord, ça n'était clairement pas un plan très bien ficelé, il en était assez conscient. Et il commençait sans doute à être assez désinhibé pour trouver ça... peut-être pas vraiment drôle, mais au moins risible. D'ailleurs, un léger rire, un bref instant, lui échappa. Mouais, passons... On parlait de Magie et de Dons héraldiques, il y avait donc clairement plus important que sa stratégie pourrie pour approcher Manuchan. Mais enfin ça n'était pas une nouveauté qu'il n'était pas vraiment le plus doué quand il s'agissait de relations humaines...

« La théorie sera déjà pas mal. Je vois le Héraut Jalena sur certains points mais... Il reste pas mal de zones d'ombres... »

Ils étaient pourtant bien partis... Ca aurait pu être un sujet plus léger, donc, et atténuer tout le reste. Ca aurait pu... Mais au contraire, sans qu'il puisse expliquer pourquoi, ça ne faisait qu'envenimer les choses. Un instant, le ressenti que percevait le Héraut du Sénéchal avait été plus positif. Un instant seulement. Le suivant lui vrilla à nouveau le cœur, plus violemment encore que précédemment. La faute entre autres à l'alcool, même s'il n'en était pas tout à fait conscient. Il ne cessait de remplir leurs deux verres, et ses barrières s'en trouvaient sans doute altérées. Pour l'heure, tout ce qu'il retenait, c'était cette impression de manquer d'air un instant, et lorsque son regard retrouva le visage du Mage, cette larme sur sa joue.

Et le vouvoiement qui revenait aussi. C'était pourtant l'Adepte qui avait proposé le tutoiement un peu auparavant, et... pourquoi cette distance d'un coup ? Aaron ne comprenait pas, mais n'avait pas vraiment la force de relever. Il était un peu trop occupé à récupérer son souffle... et à boire une nouvelle gorgée d'hydromel pour le coup. Il écouta Manuchan poser ses questions, hocha sobrement la tête, une nouvelle fois, se focalisa tant bien que mal sur les réponses à lui apporter pour tenter de garder un semblant de contenance.

« Je... Euh... Ca a commencé en Hardorn... ou un peu après... A la base, j'ai plutôt un don de téléportation et de télékinésie. Rien à voir, donc... »

Il devait bien avouer qu'il avait du mal à retrouver un souffle et un rythme cardiaque normaux, et ne doutait, pour le coup, pas un instant que Manuchan ne fût guère en meilleur état. Et pourtant il se borna aux réponses qu'il avait à apporter. Ou qu'il tentait d'apporter, parce que quant à quel type d'empathie...

« Après je ne sais pas trop quoi te... Vous... dire, je ne saurais pas déterminer s'il y a des Empathies différentes... Tout ce que je sais, c'est que je ressens... trop de choses... »

Et l'espace d'un instant, le doute l'envahit. L'Empathie... était-il possible qu'elle fonctionne aussi en sens inverse ? Le Héraut se frotta le menton, un moment songeur. Et absolument pas rassuré pour le coup. Et sans avoir besoin d'un Don similaire au sien, il y avait toutes les chances que ça se lise sur son visage.

« Il ne manquerait plus que la tendance s'inverse... »

Et là... Ca serait la catastrophe pour tout le monde... Un peu comme c'est le cas pour lui face au Mage, n'est-ce pas ? Il avait pensé à voix haute, cependant et s'en mordait déjà les doigts. Il sentait bien la question arriver, mais n'avait guère envie d'y répondre... Et en même temps, c'était la solution de facilité pour la lui retourner ensuite, non ? Et à vrai dire, il ne pouvait s'empêcher de se demander ce qui pouvait bien faire souffrir à ce point l'homme qui lui faisait face. Mais devoir évoquer ses propres démons... Non, décidément, l'idée ne l'enchantait pas. La meilleure solution, alors, aurait sans doute été de quitter les lieux, quand bien même planter là l'Adepte n'aurait pas été très courtois. Il ne bougea pas de sa place cependant, et se contenta de remplir à nouveau leurs verres.

Visiblement, le choc qu'avait ressenti Manuchan s'était répercuté chez son vis-à-vis pour ainsi dire à l'instant même. Cette capacité d'empathie était pour le moins fascinante, mais le Mage pensait également qu'elle pouvait s'avérer dangereuse à bien des niveaux. Plus spécialement si l'on n'était pas à même de se protéger des émotions extérieures aux nôtres. Il devait absolument aider Aaron à améliorer ses barrières. Ça, c'était une certitude.

L'Adepte esquissa un sourire à la vue de la surprise qui se peignait sur le visage du héraut après qu'il eut annoncé être désolé d'ainsi transmettre involontairement sa souffrance. C'était bien un blanc, il n'y avait aucun doute. Plutôt que de se fâcher de cet état de fait, il était évident que le héraut du Sénéchal estimait que Manuchan n'y pouvait simplement rien.

Mais c'était une erreur aux yeux du rethwellan.

Après tout, cela faisait bien longtemps maintenant qu'il trainait cette souffrance, la laissant s'enfler démesurément au fil du temps sans rien faire ou presque pour améliorer son état émotionnel. Il était donc fautif, même si Aaron ignorait tout cela. Il avait vraiment de quoi être désolé car il était peut-être trop tard désormais pour que le Mage parvienne à se soigner par lui-même comme il l'avait toujours fait jusqu'alors pendant ses périodes de dépression, entraînées par une chose ou une autre.

C'était différent cette fois. Très différent. C'était comme si toutes les souffrances qu'il était jusqu'alors parvenu à combattre ou à refouler ressortaient d'un coup, cherchant à lui vriller l'âme et le cerveau. Puisant dans ses réserves d'énergie, occultant sa gentillesse et sa bonne volonté pour le transformer petit à petit en un être aigri, égocentrique, et peut-être même repoussant à certains égards.

Oui, Manuchan avait conscience de tout cela, mais que pouvait-il y faire? Personne n'était à même de l'aider vraiment puisque cette "dépression" même le poussait à refuser de l'aide. Le serpent se mordait la queue et ce cercle vicieux ne serait certainement pas facile à briser pour qui que ce soit. Hormis peut-être - voire probablement - pour Airamant ou Glenn.

Ces blessures du cœur au moins pourraient certainement être soignées par ceux qui les avaient provoquées sans vraiment le vouloir mais il ne pensait pas revoir un jour l'un ou l'autre, même si il était plus probable de revoir Glenn un jour tout de même vu qu'ils œuvraient dans le même but et dans la même optique.

Mais la solitude..... Quelqu'un parviendrait-il vraiment à l'en sortir? A se livrer à lui plus ou moins et à passer la majorité de son temps à ses côtés, si ce n'était physiquement au moins mentalement? Quelqu'un en ce monde pourrait-il jamais l'aimer suffisamment? Tout se résumait à ça en fin de compte. L'amour. La plus terrible et la plus vicieuse des maladies de cette Terre. Le sentiment le plus dur et incontrôlable qu'un être vivant puisse ressentir et qui provoquait tant de peine par le vaste monde.

Mais à son grand dam, Manuchan avait toujours été amoureux. Amoureux de l'amour lui-même. Encore une erreur qu'il payait cher, bien qu'il n'ait pas vraiment choisit ce besoin et cette envie de se sentir fusionner avec un autre. De se sentir esclave de l'autre mais son maître en même temps. Il avait désespérément envie de se livrer tout entier à quelqu'un qui en ferait autant. Mais l'amour n'avait que rarement une force égale pour les deux, et encore, quand on avait la chance qu'il soit au moins réciproque.

Dans tous les cas, l'Adepte n'avait tout simplement pas pu jusqu'à maintenant, se contenter de simples expressions d'affection, ni même d'un amour juste tendre et sans passion. Cela lui semblait tellement fade qu'inévitablement, il venait à douter de la véracité des sentiments et mettait son partenaire au pied du mur, ce qui le faisait invariablement fuir.
C'était probablement lui qui ne faisait pas ce qu'il aurait fallut. Il ne l'ignorait pas et aurait aimé être capable de changer.

"Je te remercie pour ta compassion, mais vraiment, je n'aime pas faire souffrir. Je ne peux donc qu'en être désolé."

C'était simple et concis mais ça n'en restait pas moins vrai pour autant. Manuchan tendit un sourire doux à Aaron. Il pensait qu'au final, tout le monde était désolé, et c'était bien dommage. Tout cela à cause de ses sentiments trop passionnés et de son manque de self-control quelque part.

Et voilà qu'il recommençait à s'apitoyer. Mais dire ou penser - ce qui était pire - que tout était de sa faute n'était au final que de l'arrogance. Il prit une autre gorgée d'hydromel, logue délicieuse et réchauffée par la température qui régnait en ces lieux. Fermant les yeux, il se délectait de la saveur sucrée-amère qui glissait le long de son œsophage et du parfum subtil - bien qu'un peu trop alcoolisé - qui emplissait ses narines.

*Je suis en train de devenir un alcoolique. Je n'ai même plus force morale de me morigéner. Tant pis*

Manuchan poussa un long soupir tant de soulagement dû à la sensation de l'alcool sur son cerveau qui commençait tout juste à fondre ses pensées dans une brume éthérée que par le dépit que ses pensées provoquaient en lui.

Il était devenu inutile et le devenait de plus en plus. Si tout cela continuait, bientôt, il deviendrait un poids. Mais cela, il ne le permettrait jamais. Il partirait plutôt que d'être un fardeau. Personne n'avait à souffrir de son comportement idiot et encore moins les hérauts.

*surtout quand ils sont mignons de surcroit.*

Ah ! la désinhibition commençait à pointer le bout de son nez. Il était temps de penser à des choses plus triviales. Comme d'un doux lit de satin blanc sur lequel serait allongé le corps sensuel et dénudé d'un beau héraut dans une position langoureuse.

Pourtant, le Mage avait désormais un tel recul sur pratiquement tout que même ces pensées ne parvinrent à rosir ses joues. Il devenait de plus en plus indifférent à tout, même aux appels furieux de ses hormones négligées. La vision restait pourtant agréable et son bas-ventre approuvait.

Peut-être un peu trop d 'ailleurs. Il était temps de se recentrer.

l'Adepte écoutait l'explication du héraut, faisant de son mieux pour ne pas laisser des pensées trop épicuriennes s'insinuer en lui. De plus, il n'était pas sûr du tout de la réaction qu'aurait son vis-à-vis s'il parvenait à capter son désir.

"Hum, je vois."

C'était plutôt court mais qu'aurait-il pu dire d'autre? Il comprenait que certaines personnes ait du mal à aborder des inconnus. Il n'y avait pas de quoi fouetter un chat. Pauvre bête.

Le rethwellan un léger rire à ce trait d'humour. Il était clair que certaines expressions portaient à sourire et celle-ci n'était pas des moindres.

Aaron rit également mais le Mage ne saisit pas vraiment pour quelle raison. Bah, peu importait au final. Rire était toujours mieux que pleurer. Pour tout le monde et si l'homme face à lui pouvait rire ainsi, Manuchan espérait que c'était un signe. Que la souffrance qu'il partageait involontairement n'était pas trop pesante.

"Je t'enseignerais tout ce que je sais dans ce cas, et pour commencer sache qu'il y a plusieurs niveaux de barrières et la possibilité d'en créer plusieurs. De combien disposes-tu ?"

Dans le cas d'un Mage, il lui aurait aussi demandé de quelle énergie il se servait pour les bâtir, mais il lui semblait évident cette fois que c'était son énergie personnelle qui servait de fondation aussi n'en dit-il rien.

L'Adepte vit le héraut commencer à chercher son souffle suite au maelstrom de sentiments qui c'étaient déclenché chez le rethwellan et celui-ci tendit la main vers celle du héraut prêt à apporter son secours. Il l'effleura, mais ne voulant pas égratigner la fierté de l'homme aux yeux changeants, ne fit que l'effleurer.

Ce contact, si léger fut-il était somme toute plutôt sensuel, mais l'heure n'était pas à la bagatelle.

Les choses parurent rentrer dans l'ordre après une bonne rasade du liquide brun qu'Aaron resservait régulièrement à l'un comme à l'autre. Clairement, il ne fallait pas lui en conter sur une soirée beuverie. ils étaient aussi pochtrons l'un que l'autre. C'étaient ces hommes qui devaient aider le pays? Pauvre Valdemar.

Aaron expliqua qu'il disposait auparavant de deux autres Dons, hésitant entre le tutoiement et le vouvoiement. Manuchan ne s'était aps aperçu être repassé au vouvoiement et venait de s'en rendre compte, il faudrait l'expliquer. Dans tous les cas, la présence de ces dons ne devait pas faciliter la tâche au héraut.

"Désolé d'être repassé au vouvoiement, c'est mon côté professionnel, n'en prends pas ombrage."

La vérité était tout autre. En fait, alors que ces sentiments débordaient et que la larme sortait, Manuchan qui ne souhaitait rien montrer s'était tout simplement replié sur lui-même, se focalisant sur son métier et parlant donc, comme s'il eut été en compagnie non pas d'un héraut en demande d'aide, mais d'un confrère inconnu. Ça facilitait les choses. C'était tordu, il le savait, mais malheureusement réel.

"Le fait d'avoir déjà un Don de téléportation et un autre avoisinant de télékinésie pose en fait un petit soucis, ce qui explique probablement que tu aie des difficultés avec ce nouveau Don. Pour faire simple, tu a appris à maîtriser tes autres Dons, ce qui fait que tu use ta concentration sans même t'en rendre compte pour les maîtriser et dispose donc de moins d'énergie pour bâtir des barrières efficaces. Ca me semble le plus probable. Nous allons vérifier cela tout de suite.
Je vais t'envoyer de l'énergie en quantité suffisante, sans trop en faire ou tu ne pourras pas la gérer. Essaie de la rediriger. Visualise la dans ton corps et dirige vers ton centre pour la lisser se diffuser sur tes barrières. Si tout se passe bien, tes barrières se trouveront largement renforcées et pourras même en élever d'autres. Je commence."

Manuchan tendit la main et se saisit cette fois de celle d'Aaron. Ce contact n'était absolument pas utile pour l'opération, mais enfin, toucher la peau d'un autre être, s'il était séduisant, cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps et le démon de l'hydromel lui soufflait des gestes qu'il n'aurait pas eu normalement.

Doucement il laissa une partie minime de son énergie parcourir son bras et pénétrer celui d'Aaron. C'était une solution temporaire, mais si cela s'avérait efficace, il pourrait proposer des solutions concrètes au héraut par la suite.

« Il ne manquerait plus que la tendance s'inverse... »


Sans lâcher la main prise, Manuchan prit note de ces propos et répondit aussitôt.

"Pourquoi dis-tu ça? Souffrirais-tu toi-même?"

Manuchan se sentait le dernier des égoïstes. A aucune moment il n'avait pensé qu'il était possible qu'Aaron ait également de sérieux problèmes, plus sérieux que ce Don mal contrôlé. Une fois encore, il n'avait pensé qu'à lui.

"Si tu veux en parler, je suis à ton écoute."

Difficile d'être plus clair et puis, appréciant de plus en plus la compagnie de l'homme à mesure que les bouteilles se vidaient - il allait être temps d'en commander une autre - il ne souhaitait pas que cette conversation se termine trop vite. Sans compter qu'un secret espoir commençait à s'insinuer dans un coin de son cerveau.

*Les hérauts ont des mœurs un peu légères paraît-il..... Peut-être que nous pourrions nous réconforter autrement plus tard*

Une fois qu'il eut estimé avoir assez donné, Manuchan écarta doucement sa main de celle du blanc, laissant ses doigts caresser la paume de son interlocuteur comme si de rien n'était. Il n'y avait plus qu'à attendre et voir si cette "opération" fonctionnait. Heureusement il était encore loin d'être assez ivre pour faire n'importe quoi et pensait avoir bien jaugé de la quantité d'énergie transmise.

Il n'aurait pas vraiment qualifié son nouveau don de fascinant. Pas maintenant qu'il en pâtissait. Avant... Si bien sûr, sans doute que oui. Sur ce point, il ne pouvait que comprendre l'avis de Jalena, purement et simplement émerveillée devant n'importe quel don. Mais son Empathie, balbutiante, non maîtrisée, était clairement un fardeau plus qu'une bénédiction pour lui. Lui qui n'était pas forcément très à l'aise avec le domaine émotionnel, qui gérait déjà difficilement ses propres sentiments, se retrouvait à partager ceux des autres. Et si en temps normal, depuis qu'il voyait régulièrement Jal' pour travailler sur ses barrières, il arrivait à freiner une bonne partie des contacts émotionnels non-désirés, ce soir c'était... la séance de rattrapage ? Il avait presque le sentiment que tout ce qu'il avait réussi à bloquer les décades passées venait le percuter de plein fouet ce soir.

C'était assez étrange, cela étant, qu'ils arrivent tous deux sur certains points à réagir de la même manière, et pourtant à ne pas s'entendre, ne pas se comprendre. L'un comme l'autre ne supportait pas l'idée de faire souffrir qui que ce soit d'autre. Pourtant quand le Mage affirma être désolé de causer la souffrance du Héraut, celui-ci le dédouana aussitôt, pour être contredit, tout aussi promptement par son interlocuteur. D'accord, ils étaient donc tous deux désolés de la souffrance de l'autre. Et au final, tous deux traînaient cette douleur dans leur sillage depuis bien trop longtemps. Si Aaron avait su le passif de l'Adepte, un sourire amer aurait sans doute pointé sur ses lèvres. Il aurait bien été mal venu, pour sa part, de juger l'état dépressif du Maître des vents blancs. Lui-même, qu'avait-il fait, au final, pour sortir du sien ? Tenter de le noyer dans l'alcool ne fonctionnait pas, il le savait, et pourtant, ce soir, que faisait-il d'autre ? Et en dehors de cette dépendance qu'au demeurant il tentait de combattre - mais tout le monde s'échinait à le faire sortir aussi ou à déboucher des bouteilles dans son bureau, à un moment, il fallait savoir - il s'enterrait dans son travail. Aider Valdemar plutôt que s'aider lui-même. A vrai dire, ça lui semblait être une tâche bien plus aisée...

En même temps, l'estime de soi, il ne la connaissait que par la reconnaissance des tâches accomplies. La fierté qu'il pouvait éprouver consistait essentiellement en un travail parfaitement effectué, un devoir parfaitement accompli. L'amour véritable, il ne l'avait jamais vraiment connu non plus, si ce n'était celui, inconditionnel et si particulier de son Compagnon, foncièrement jaloux. Qui d'autre avait jamais été aussi proche de lui, finalement ? Isalina peut-être, et pourtant, il ne trouvait pas ça réellement comparable. Peut-être parce qu'il n'était qu'un adolescent à l'époque, qui n'y connaissait encore rien - pas qu'il soit beaucoup plus avisé à présent, mais bref - et qui avait surtout suivi le mouvement de la jeune femme. Un premier émoi, en somme, rien de bien concret, d'autant qu'il avait été élu au moment même où ses lèvres auraient peut-être pu se poser sur celles de la jolie blonde. Quant à Enju... Mieux valait ne même pas chercher à définir ce que la jeune femme pouvait bien ressentir pour lui - si tant étant qu'elle ressente quelque chose, ou tout au moins quelque chose qui ne soit pas négatif... Il ne s'était jamais trop posé de questions sur l'impact qu'il pouvait avoir sur les autres, sur l'éventuel désir ou non qu'on pourrait un jour ressentir pour lui. Mais que la prêtresse lui annonce donc qu'elle eût préféré avoir prononcé ses voeux de chasteté plus tôt afin d'éviter le baiser qu'il lui avait donné, c'était mauvais pour l'ego de n'importe qui... Il ne lui semblait pas qu'il soit si repoussant pourtant... Il comprenait que des sentiments puissent ne pas être partagés, mais à ce point ?

L'amour, oui, pouvait être bien cruel. Ayant dédié sa vie ou peu s'en faut à son statut de Héraut, Aaron n'aurait jamais imaginé qu'il puisse faire autant de cas des sentiments amoureux et pourtant... Il suffisait de le regarder à présent, épave après le rejet de la karsite, pour comprendre qu'il se fourvoyait lui-même. Certes perfectionniste et amoureux du travail bien fait, il se dévouait à son statut, à son uniforme blanc, mais ça n'empêchait qu'il lui manquait quelque chose. Quelque chose d'essentiel. Qu'il partageait certes avec Raïna d'une certaine manière, mais... cet amour-là, clairement, ne lui suffisait pas. Sa moitié le savait-elle donc, déjà, ce jour-là ? Et à chaque fois qu'il avait été proche d'Enju. Il ne put s'empêcher de songer que la réponse était très certainement affirmative.

* Tu ne fais rien sans être entier, Aaron. Aimer n'est pas une exception. Pourquoi crois-tu donc que l'idée de te partager ne me plaise pas ? *

Elle savait, donc, qu'il ne s'agirait pas d'une amourette face, d'un sentiment fugace. Que s'il s'engageait dans une relation.

* Tu n'as pas besoin de Lien pour la Vie pour être entièrement dévoué à quelqu'un.
- Tu sais pourtant que personne ne te remplacera ? Si tant est que je rencontre un jour cette personne... Ca ne sera jamais comparable avec toi. Dans un sens, comme dans l'autre. *

Son Compagnon se garda de commenter ses dernières pensées, et il resta songeur un instant, avant de se décider à répondre aux nouvelles excuses du Mage.

« Voilà au moins là une chose que nous avons en commun. »

Une seule ? La souffrance, cette compassion, et le fait d'être chacun désolé du mal-être de l'autre. L'alcool, aussi, manifestement. Ca devenait plusieurs, non ? En tous les cas, il en arrivait à comprendre l'état d'esprit sur ce point de son interlocuteur. Et au sourire doux qu'il lui adressait, le Héraut du Sénéchal répondit par un autre sourire, plus retenu. Et une nouvelle gorgée d'alcool à son tour, qui commençait réellement à embrumer son cerveau, affaiblir ses barrières et... le laissant à la merci des pensées de l'Adepte face à lui. Etrangement, le reste de la salle restait encore relativement éloigné de son coeur. Certes, il entendait encore la musique du ménestrel, et de temps à autre, l'émotion de l'assemblée formait une vague floue à la limite de sa conscience, mais elle restait diffuse et suffisamment légère pour qu'il n'en pâtisse pas. Rien à voir avec le flot continu des émotions qui passaient du Mage à lui. Continu et... pour le moins disparate. Reposant son verre de nouveau vide, Aaron se donna une contenance comme le ressenti devenait plus sulfureux en le remplissant à nouveau, puis en demandant à nouveau aimablement à la serveuse de remplacer la bouteille vide par son homologue encore pleine. Il se concentra tant bien que mal sur les explications qu'il se devait de transmettre à son interlocuteur, autant sur sa façon de l'aborder que sur son Don naissant, s'il voulait pouvoir obtenir la moindre aide de sa part, entendit sa réponse évasive de prime abord, et poursuivit son maigre récit. Au fond, il ne lui semblait pas avoir grand chose à en dire. Si ce n'était que tout cela était au final assez pitoyable. Tout comme l'état de ses barrières... Qu'il avait bien du mal à maintenir. Quant à leur nombre, un rictus amer étira à nouveau ses lèvres.

« Du minimum vital, je crois bien... »

Le mélange détonant entre leurs deux souffrances exacerbées et le désir grandissant de l'homme face à lui le mettait à mal, clairement. Sa main effleurant la sienne ne le laissa pas indifférent sans qu'il puisse savoir si ces sensations lui étaient propres ou si elles étaient induites par celles de l'Adepte. Ce qui, clairement, n'était pas pour stabiliser son propre état émotionnel. Il ne s'était jamais senti ainsi en présence d'un autre homme, et s'il ne s'agissait pas là des sensations du Mage... il n'était pas sûr de savoir comment réagir. D'ailleurs, s'il s'agissait des sensation de Manuchan, et non des siennes, il n'était pas sûr de savoir davantage quelle réaction avoir. Celui-ci s'excusait d'avoir à nouveau opté pour le vouvoiement, reprenant un discours à la deuxième personne du singulier, ajoutant sans le vouloir à la perte de repère du Héraut.

« Ce n'est rien... » se contenta-t-il de répondre sobrement.

A vrai dire, parmi tout le reste, ce n'était qu'un détail. Mais l'ensemble restait particulièrement perturbant. Se focaliser donc sur la technicité des Dons dont il se trouvait doté lui semblait alors la meilleure chose à faire. Ou il allait devenir complètement barge, sans le moindre doute. Il écouta presque religieusement les explications de l'homme face à lui, pas très rassuré pour le compte si la présence des autres Dons entravait la maîtrise du nouveau comme il le suggérait, jouant par moments avec son verre, réalisant un peu tard que son regard s'était plongé dans ses prunelles bleues. Que cherchait-il à y lire ? A vrai dire, lui-même n'était pas certain de pouvoir répondre à cette question. Et passer à un exercice pratique avait au moins le bon goût de focaliser son attention sur autre chose. Sur l'énergie que la main du Mage déversait dans la sienne, à son contact. Il ne se posait même pas vraiment la question de la nécessité de ce contact physique. Aurait-il dû ? Au fond, ça ne le dérangeait pas... au contraire, presque. Sauf qu'il était incapable de savoir si c'était lui appréciait ce contact ou Manuchan. Son attention, cependant, se devait d'être tournée vers cette énergie. Sur le chemin qu'il devait lui faire "parcourir" pour qu'elle vienne renforcer ses barrières amoindries. Il ferma finalement les yeux, comme si l'obscurité pouvait le détourner d'éventuelles... distractions. Et ça fonctionnait. Ca n'était peut-être pas radical, mais en redirigeant l'énergie que l'Adepte lui transmettait sur ses barrières diffuses, il put les sentir se renforcer, les sensations de l'autre s'atténuer dans son coeur et son esprit, se dissocier des siennes. Il tenta pour le coup d'en ériger d'autres, mais si un embryon de second mur se dessina, il ne parvint pas à le maintenir, ni à le former parfaitement.

Et Manuchan releva ses propos et une fois de plus, un rictus amer répondit à sa question. S'il voulait en parler ?

« Je crains de n'avoir guère plus envie d'évoquer mes propres tourments que tu ne souhaites évoquer les tiens... »

La main du Mage quitta la sienne, ses doigts caressant sa paume. Aaron resta un instant songeur quant à ce que ce contact faisait naître en lui. L'alcool l'embrumait à ce point ? Ses barrières s'étaient pourtant vues renforcées, il ressentait moins la souffrance de l'Adepte. Pourtant... Pourtant, il n'était plus tout à fait capable d'y réfléchir parfaitement. Un verre supplémentaire lui sembla être une solution bien plus facile - et à portée - que ne le serait de trouver une réponse claire à ses interrogations. Alors une fois encore, leurs verres furent vidés, et re-remplis. Ne plus sentir son coeur aussi étreint par la douleur de l'Adepte restait un profond soulagement, et il retrouvait au moins un certain calme et une respiration normale. Mais être perturbé par le contact de sa main sur la sienne, ça ne l'aidait pas à retrouver sa stabilité, sa contenance et sa droiture habituelle. L'alcool non plus, cependant. Ce qui ne l'empêchait pas de continuer à boire. Et c'est sans doute là ce qui le poussa à rajouter.

« Et je crains même qu'ils soient d'un ordre similaire... »

Ce qui était assez contradictoire finalement. Pourquoi affirmer ce genre de choses s'il ne voulait pas parler de tout ça ? Au fond, peut-être espérait-il que Manuchan s'essaie aux confidences, pour sa part également. Que l'un comme l'autre épanche un peu ce qui alourdissait son coeur. Il ne le ferait clairement pas de lui-même, et pas seul. Il n'avait jamais ennuyé qui que ce soit avec ses états d'âmes, il n'avait pas l'intention de commencer, à moins d'avoir une solution pour ne pas se sentir aussi... vulnérable, redevable... et sans doute pitoyable aussi. Il n'y avait que Raïna, qui partageait tout ça, et là encore, c'était quelque chose de très particulier. Et de différent de ce qu'il pourrait jamais trouver auprès de qui que ce soit, quoi que tout autant indispensable, il en était à présent persuadé.

Une chose en commun.... Une? Vraiment? Le Mage en voyait déjà plusieurs en fait mais ne releva pas, ils seraient bien à temps de s'en découvrir d'autre. L'Adepte s'était rendu compte récemment que son comportement ne seyait pas réellement à sa position. Il agissait clairement plus comme un héraut, alors qu'il n'en était pas un et ne le serait plus que probablement jamais. Le fait de savoir s'il l'aurait vraiment désiré ou pas, ça restait une autre histoire.

Pour le moment, la question ne se posait pas dans tous les cas. Il avait d'autres préoccupations, bien plus importantes à ses yeux qu'une élection impromptue. Et puis, qu'avait-il fait pour mériter un tel honneur? Rien à son sens. Il ignorait que l'élection d'un héraut né dépendait nullement des bonnes actions effectuées par l'élu ou ne voulait pas le savoir.

De toute façon, ces histoires d'élection lui semblaient sur le moment un peu comme une blague cosmique. Il avait bien été "élu" lui-même. Et par une Déesse qui plus était, mais pourtant, celle-ci gardait le silence, il ne pouvait rien y faire et ne savait pas non plus quoi faire pour y remédier. Il s'était bien entendu adressé à elle que ce soit en pensée ou de vive voix, mais rien ne s'était produit.

Il avait également envoyé des messagers à Perle, Maya et.... Bref ! à tous les enfants d'Aanor qu'il connaissait mais aucune réponse ne lui était jamais parvenue.

Et en parlant de lettre, il en était une qu'il gardait constamment avec lui et qui présentement, se trouvait dans sa poche intérieure. Seule Pluiechantante l'avait lue jusqu'ici. Ça n'avait pas beaucoup aidé, mais enfin, au moins on ne pouvait pas dire qu'il n'avait rien partagé de sa douleur.

Aaron tendait un sourire à l'Adepte en réponse au sien propre et cela fut plutôt agréable au Mage et lui-même but une nouvelle gorgée, observant le héraut par dessus son verre avec dans les yeux une certaine concupiscence involontaire. Alcool béni qui permettait au Mage de s'autoriser des comportements qu'il n'aurait jamais eu sinon.

L'Adepte était surpris que le héraut qui s'occupait d'Aaron et de ses Dons n'ait pas jugé utile d'approfondir ce problème avec lui et d'y trouver une solution. Comment pouvait-il n'avoir que le minimum alors que c'était clairement et indubitablement insuffisant à proscrire les émotions extérieures hors de son esprit? Ne s'était-elle pas rendu compte à quel point cette situation pouvait s'avérer dangereuse? Pour Aaron, pour le pays et pour les gens ..... Un peu trop passionnés?

Enfin, peu importait, le tout, c'était de mettre un terme à tout cela !

Aaron, après avoir eu le souffle un peu trop court, semblait maintenant plus ou moins mal à l'aise. Était-ce dû au contact fugace de leurs mains? Sûrement pas. Après tout, le Mage n'avait rien ressenti rien d'assez fort -du moins il le pensait - pour que le blanc le ressente et Manuchan ne comprenait pas du tout ce malaise.

Constatant que cela semblait s'améliorer, il se garda de commenter ce qu'il voyait. Si quelque chose le gênait, l'Adepte supposait qu'un héraut, généralement franc par définition, le lui ferait savoir. A moins qu'il ne craigne de le blesser? Ça restait une possibilité. Mieux valait surveiller attentivement les expressions de son vis-à -vis. Même si cela l'aurait très certainement embarrassé, il ne voulait pas infliger à Aaron des émotions qui l'aurait trop mis à mal. Comme un désir inapproprié par exemple.

L'homme en blanc n'avait finalement pas trop mal pris ce bref passage au vouvoiement et Manuchan s'en sentit soulagé. Il n'aurait pas d'explication supplémentaire à fournir et cela lui convenait parfaitement.

Alors que l'énergie parcourait doucement les deux hommes, Manuchan vit Aaron fermer les yeux, probablement pour faciliter sa concentration lors de l'échange et une image passa involontairement dans son esprit. Une image ou la bouche du héraut était entrouverte. Ses yeux étaient toujours fermés, mais il était loin d'être silencieux.

C'était au tour de l'Adepte d'avoir le souffle court. Il n'aurait pas crû que son désir serait si fort sur l'instant. Au final, il ne devait être qu'un pervers et rien de plus. Il s'était retenu de sauter sur Eoghan, sur le héraut Estevan et à peu près sur tous les beaux mâles qu'il avait pu rencontrer à Haven. Jusqu'à Glenn.....

Il était vrai que depuis, son désir s'était bien amoindri, ses hormones l'avaient laissé en paix mais voilà qu'un homme inconnu arrivait, lui parlait aimablement et dégageait, probablement sans le savoir, au yeux du mage, un charme indéniable. Une impression de...... Sécurité? Des bras où se blottir, un cœur à écouter, une épaule où pleurer......

*Assez ! Tout cela n'est qu'imbécilités !*

Voilà que Manuchan s'énervait maintenant de penser de telles choses. Il n'était pas une jeune fille en fleur, ne l'avait jamais été. Certes, il était extrêmement romantique mais de là à s'amouracher au premier regard, c'était vraiment exagéré. Enfin, son désir de ce type de relation était tellement présent chez lui qu'il ne savait plus réellement où s'arrêtaient ses sentiments et où commençaient ses fantasmes amoureux.

Manifestement, Aaron ne souhaitait pas vraiment parler de ses soucis et l'Adepte aurait été très mal placé de lui faire une remarque désobligeante ou non à ce sujet. Il regrettait tout de même de voir ainsi le visage du blanc avec un sourire qui ne lui convenait pas.

Manuchan tenait toujours la main de son vis-à-vis et celui-ci ne semblait pas en être dérangé. Un bon point qui démentait le malaise précédent lorsque leurs mains s'étaient effleurées et le fait qu'Aaron parle en même temps que l'énergie coulait démontrait aux yeux du Mage que le procédé était efficace. Ne restait plus qu'à donner à Aaron les outils pour pouvoir trouver de lui-même ce qui l'aiderait à garder des barrières solides, définitivement.

Une chose était certaine en tout cas : Manuchan n'était pas toujours complètement honnête, en tout cas ce soir car une idée lui vint. Une idée qui n'était pas si mauvaise en soi, mais qui tenait quand même à son profit personnel. Il commença par expliquer.

"Si c'est de l'énergie qui te manque, et je crois que c'est bien là le nœud du problème, plusieurs solutions s'offrent à toi. Tu peux apprendre la méditation ce qui te permettrait de reconstituer tes réserves et de maintenir tes barrières avec plus de force, mais c'est un procédé plutôt lent. Tu peux également je pense, compter sur ton Compagnon pour t'en fournir en cas de nécessité et enfin, demander à quelqu'un d'autre de t'en fournir comme je viens de le faire. Dans tous les cas, à force d'augmenter la teneur et le nombre de tes barrières, celles-ci, finiront par devenir immuable, ton "réservoir" - si l'on veut - d'énergie, se remplissant plus régulièrement, il s'agrandira d'autant. La nature est bien faite normalement et si tu as ces Dons, tu dois avoir les moyens de les gérer. Et en attendant......"

L'Adepte posa sa main droite, paume vers le haut sur la table.

"Si tu veux être tranquille pour ce soir, n'hésite pas à te servir, j'ai bien plus d'énergie que nécessaire et je peux en puiser à volonté. L’alcool n'aide pas à étouffer les émotions, tu sais? Mais je ne veux pas arrêter de boire ni t'y forcer."

Le rethwellan avait l'impression que deux cornes rouges et une longues queue pointue venaient de pousser sur sa tête et dans le bas de son dos. Négligemment, il venait de proposer au héraut de satisfaire les désirs du Mage sans le savoir et avait plus ou moins dit qu'il n'arrêterait pas de boire et qu'Aaron ne devrait pas non plus.

Heureusement, ces mauvaises actions étaient plus ou moins compensées par le fait qu'il cherchait tout de même vraiment à aider le blanc. Mais il s'aidait quand même beaucoup lui-même !

*Bah, je n'ai personne pour me faire la morale.*

Mais ce n'était peut-être pas le cas d'Aaron, sûrement pas en fait car son Compagnon devait veiller au grain. Enfin, Manuchan n'était pas quelqu'un de mauvais, il ne le pensait pas en tout cas et il espérait que le Compagnon ne le pensait pas non plus.

Aaron aussi, voyait bien plusieurs points communs, mais on ne pouvait pas vraiment dire qu'ils étaient tous positifs, alors autant ne pas les souligner. Et puis relever les choses perturbantes ce soir n'allait mener qu'à un seul résultat : le mettre lui-même encore plus mal à l'aise qu'il ne l'était déjà. Aucun bénéfice, donc, encore moins si ça se répercutait en prime sur Manuchan. Quant au fait que l'Adepte agissait plus comme un Héraut que comme sa fonction le requerrait, il n'aurait pas vu de mal à ça. D'ailleurs, la distinction qu'il était censé y avoir entre ces fonctions ne lui effleurait pas vraiment l'esprit. En réalité, il ne comprenait pas vraiment qu'on doive se comporter de telle ou telle manière selon un tel statut – en dehors d'être honnête avec soi-même, ses valeurs, et un minimum honnête avec les autres, aussi... Ca n'était à ses yeux pas simplement des valeurs de Héraut, juste des valeurs humaines, ce qui faisait la différence entre bonne et une mauvaise personne, qu'importe la fonction... Et puis même pour lui qui avait été Elu, le principe même de l'Election restait assez flou. Tout ce qu'il savait, c'était qu'il ne renierait pour rien au monde ce qu'il partageait avec Raïna. Concrètement, c'était la seule chose positive qu'il voyait dans sa vie à l'heure actuelle : Même s'il avait encore un sentiment de fierté pour le travail correctement accompli, ça ne le satisfaisait clairement pas. Ou plus assez en tous les cas.

* Tu ne me perdras jamais, tu le sais n'est-ce pas ? *

La caresse mentale de sa moitié restait la chose la plus rassurante qu'il pouvait avoir... Qu'il avait jamais eue, d'ailleurs, au final. Le lien avec ses sœurs adoptives était positif, certes, mais non comparable avec l'apaisement que son Compagnon lui procurait. Quant à ses sentiments pour la karsite, il ne pouvait guère dire qu'ils lui avaient apporté grand chose de positif, au final. Et pourtant, il n'aurait jamais affirmé qu'il eût préféré ne jamais l'aimer. Certes, c'était douloureux, mais... Sans amour, pouvait-on réellement vivre en société. Quand bien même les sentiments n'étaient pas partagés, c'était ce qui faisait qu'on était vivants, n'est-ce pas ? Il ne savait plus trop bien s'il n'essayait pas encore de s'en convaincre, quand bien même de l'amour, il en avait par le biais de Raïna. Et ça effaçait, au moins en partie, autant la solitude qu'il ressentait à peu près tout le temps, que l'embarras que les regards du Mage pouvaient provoquer. Ses sentiments et son contact aussi.

S'il savait ce que Manuchan pensait de Jalena, il eût pu le détromper, et eût même très certainement mis un point d'honneur à le faire : il y avait un moment qu'elle lui conseillait de contacter un mage en ce sens, justement, et il ne l'avait pas fait. Le seul fautif, donc, restait lui-même. Et tout ça pourquoi ? Par fierté ? Il n'avait pas le sentiment d'être si orgueilleux et pourtant... Pourtant c'en était sans doute, non ? De l'orgueil... Un défaut qu'il ne pensait pas avoir, pourtant...

* Personne n'est parfait Aaron. Ca ne t'empêche pas d'être quelqu'un de bien. Et si tu arrêtais de te faire du mal ? *

Ce mal-là, ça n'était pas pire que ce qu'il ressentait à la base, cela dit. Ni que ce qu'il venait de prendre en pleine face. Certes, la douleur refluait avec l'élévation de ses barrières grâce à l'aide de l'Adepte, mais les sensations qui l'assaillaient étaient autrement plus perturbantes. Et il n'était pas sûr de vouloir mettre des mots là-dessus à haute voix. Pourtant il l'entendit malgré tout, le son de sa voix, et une question inachevée s'éleva dans l'air entre eux, à moitié couverte par la musique et le brouhaha ambiant...

« Est-ce que tu... ? »

Il n'était même pas sûr de vouloir obtenir une réponse quant à ce que ressentait son interlocuteur, à ce que cela signifiait, réellement, et quand l'agacement se peignit un instant fugace avant que les barrières endiguent les émotions du Mage, le Héraut se tut, tentant de garder sa concentration sur ce qu'ils étaient en train de mettre en place plutôt que sur des choses dont il n'avait, au final, guère de certitudes. Leurs mains s'étaient séparées et il se vengeait sur l'alcool plutôt, tandis que Manuchan reprenait la parole, diagnostiquant en quelque sorte le problème. Rester professionnel, et un minimum digne, c'était sans doute la meilleure chose à faire. Il se concentrait sur ses paroles, donc, s'efforçant d'enregistrer les solutions potentielles qu'il pourrait apporter. Et au final, il y en avait plusieurs.

La méditation donc ? Il fallait bien avouer que ce n'était pas tout à fait le genre d'activité dont il avait réellement l'habitude. Jalena aurait sans doute souligné le fait que ce soit trop passif pour lui... Et pour cette fois en revanche, il n'était pas vraiment sûr de pouvoir la contredire. Alors certes, comme le Mage le soulignait, ça n'aurait pas un effet immédiat, mais sur le long terme, c'était à envisager sérieusement. D'autant qu'une fois la technique appropriée, il n'aurait besoin de l'aide de personne... ou plus exactement, il n'aurait plus besoin de déranger personne, puisque c'était là le fond du problème.

Son Compagnon, il n'en doutait pas, n'hésiterait pas à lui fournir l'énergie qui lui manquerait, également. Mais il craignait que cette démarche ne fût trop lourde pour sa moitié, qui s'indigna mentalement de n'être pas une chose aussi fragile. Il lui fallut quelques instants pour lui expliquer que ce n'était pas ce qu'il entendait, mais davantage qu'il craignait de ne pas mesurer ce qu'il prendrait chez elle. Et il refusait catégoriquement l'idée de l'affaiblir, elle, pour le sauvegarder lui.

* Et s'il s'agissait d'une situation inversée ?
- Tu sais bien que je ne te laisserai pas dans une situation aussi mauvaise sans rien faire...
- C'est exactement là où je veux en venir...
- Très bien. Gardons donc ses propres mots : en cas de nécessité... *

De nécessité absolue, même... Ca ne lui plaisait quand même pas beaucoup.

Un soupir lui échappa, enfin, comme il considérait la dernière option. Se servir chez quelqu'un, comme il venait de le faire à l'instant... se résumerait sans doute à aller frapper à la porte du Mage, parce qu'il ne concevait évidemment pas de révéler tout ça et demander l'aide à une personne inconnue de plus. C'était déjà assez perturbant que de devoir livrer des choses aussi importantes, et somme toute intimes à ses yeux, à l'Adepte face à lui, pour qu'il n'eût clairement pas envie de renouveler avec encore quelqu'un d'autre. D'autant plus quand les sensations qu'il percevait n'entraient plus vraiment dans le cadre de la bienséance. Un soulagement, donc, que le test auquel ils venaient de se soumettre fût concluant.

Son verre dans une main, il observait encore la main de Manuchan, hésitant. D'un côté, puiser davantage d'énergie, c'était une sécurité indéniable et il ne pouvait pas vraiment se permettre de la refuser. Et si lui, pouvait en puiser à volonté, il n'y avait donc pas de risque qu'il le « vampirise » de trop, n'est-ce pas ? En attendant, il n'était pas certain de ce que ce simple contact induirait, n'ayant toujours pas trop bien déterminé ce qui lui appartenait de ce qui provenait de l'autre jusque-là, ni de s'il avait envie de le savoir, d'ailleurs. Cela étant, si l'Adepte n'avait pas envie d'arrêter de boire, il ne pouvait pas dire qu'il pensât différemment depuis qu'ils avaient descendu les deux premières bouteilles, à vrai dire... Un verre en appelait manifestement un autre... Où était passée sa belle résolution de ne plus boire pour oublier ?

* Tu veux que je te dise ? Pour cette fois, je crois que moi aussi, je préférerais que tu acceptes. Pour une fois que tu ne bois pas tout seul dans ton coin, que tu as de la compagnie, autre que la mienne...
- Et sans que tu me fasse frôler l'arrêt cardiaque.
- Je peux arranger ça si tu y tiens...
- Merci, mais sans façon... *

Est-ce que son Compagnon décelait ce que le Mage avait en tête ? La question restait posée. Compenser l'affaiblissement de ses boucliers à cause de l'alcool par l'énergie qu'il puiserait chez l'Adepte devenait particulièrement séduisant, pour le coup, et il posa sa main sur la sienne, paume contre paume, tandis que son autre main amenait le verre à ses lèvres. Douce chaleur prodiguée par l'alcool... seulement ? L'inquiétude, pourtant, le rattrapa rapidement, et il n'avait pas reposé son verre qu'il demandait encore :

« Je n'ai absolument aucune notion de... quantité cependant, tu es sûr que tu ne risques rien ? »

De sa main libre, il resservit leurs verres – il n'avait manifestement plus l'intention de s'empêcher de le faire tant qu'une bouteille pleine resterait à sa portée – et reprit finalement la parole, un léger sourire sur les lèvres.

« Parce que pour une fois qu'elle accepte que je sois en contact avec quelqu'un, et que je continue à boire qui plus est, je crois que je ne peux pas vraiment refuser... »

Il fallait qu'il en profite tant qu'il le pouvait, non ? Expliquer que ce elle était son Compagnon, ne lui effleurait pas l'esprit non plus cela dit : qui d'autre pouvait avoir donné son accord pour la poursuite de cette entrevue alors que personne n'était venu à leur rencontre, après tout ? De toutes les manières, il ne réfléchissait plus tout à fait assez pour en arriver à établir ce genre de raisonnement logique. D'autant moins qu'une verre de plus finit au fond de sa gorge...

Manuchan laissait ses yeux se perdre dans ceux du héraut face à lui et un sourire doux s'esquissa involontairement sur son visage. il parvenait à s'emballer même sans le vouloir ! Ne pouvait-il donc s'empêcher de se faire des pièces de théâtre cousues de fil blanc? Non seulement, ça ne faisait la plupart du temps que le frustrer encore plus qu'il ne l'était, mais en plus, ça pouvait le conduire à des comportements qui n'étaient forcément appréciés de tous.

Bien sûr, il n'y avait que peu de personnes qui auraient été à même de "punir" l'Adepte pour ses actes, mais tout de même, il y avait des choses qui ne se faisaient tout simplement pas. Enfin, là, il s'agissait seulement de pensées, ce n'était donc rien de grave ou d'important pour le moment.

Le Mage était relativement étonné qu'Aaron ne disent rien quant aux sentiments concupiscents qu'il avait dû percevoir. Comment le prendre? Soit, il n'en avait simplement rien à faire, soit il n'était pas contre l'idée? Mais impossible de le savoir tant qu'il ne poserait pas la question et il n'avait pas l'intention de parler de ses penchants pour le moment. Il y avait plus important.

Ses penchants oui..... Si on pouvait appeler ça comme ça. Ce n'était en tout cas pas facile tous les jours c'est certain. D'une part, il y avait l'incompréhension de beaucoup de gens face à ce type de sexualité. Que ce soit par ignorance crasse ou simplement par indifférence. La deuxième possibilité étant la meilleure. L'ignorance conduisait souvent à l'agressivité pure et simple . La peur de l'inconnu probablement.

Il y avait aussi la difficulté évidente de trouver chaussure à son pied, simplement car l'orientation sexuelle n'était pas marquée sur le front - a moins de devoir être interné d'urgence - et du fait précisément de l'agressivité facilement rencontrée, la plupart des shaychs n'osaient simplement pas draguer ouvertement. Manuchan devait encore s'estimer chanceux de pouvoir se le permettre plus ou moins sachant qu'il aurait pratiquement toujours le dessus face à son interlocuteur.

L'Adepte tendit l'oreille pour entendre ce que disait son vis-à-vis, mais celui-ci s'interrompit avant de poser sa question.

Ce n'était pas une nouveauté, le rethwellan était d'une nature curieuse, très curieuse même et une question inachevée ne pouvait qu'attiser cette nature. Surtout alors qu'ils étaient encore main dans la main et que cette question pouvait concerner directement les émotions du Mage.

"Est-ce que je... quoi? N'hésite pas à me poser des questions. Je suis plutôt ouvert même si on ne le croirait pas forcément de prime abord. Et puis, avantage non négligeable, il n'y a que peu de choses qui soient à même de me choquer, donc, pas de retenue, fonce."

Leurs mains s'étaient maintenant séparées et sa petite leçon donnée Manuchan attendait la main ouverte qu'Aaron décide si oui ou non, il voulait accepter cette aide. Le temps de cette décision parut au Mage plus long qu'il ne l'aurait fallu et il commençait à se demander si le héraut allait accepter. Ou peut-être en parlait-il avec son Compagnon? Comment savoir? Avec les étranges yeux que possédait le héraut, il était difficile pour l'Adepte de déterminer s'ils semblaient plus absents ou non. Le blanc regardait la main tendue en hésitant et Manuchan résolut de mettre ce temps à profit en posant une question sur une phrase qu'il n'avait pas relevée plus tôt.
« Et je crains même qu'ils soient d'un ordre similaire... »


Similaires? Jusqu'à quel point?

"Tu m'as dit il y a peu tu craignais que nos tourments soient.... similaires. J'imagine qu'avec ton empathie, tu as dû saisir quel était plus ou moins le principal objet de mes tourments. Je clarifie : l'amour. Ce serait aussi ton cas si j'ai bien compris?"

Enfin, Aaron s'était décidé et à la grande satisfaction de Manuchan, posa sa main sur celle qui attendait patiemment. La main de Manuchan se mit à bouillir au contact de la peau d'Aaron. Cette simple position ressemblait trop à un geste de tendresse et une fois encore, le cerveau du rethwellan faisait des siennes. Romantisme quand tu nous tiens.

Doucement, il laissa son énergie s'écouler de sa main vers celle d'Aaron en espérant que celui-ci pense que cette brusque chaleur dégagée était plus due à cet échange qu'aux pensées du Mage. Les barrières fortifiées, il ne devrait plus pouvoir involontairement percevoir les émotions qui n'étaient pas les siennes. Heureusement.

"Il n'y a rien à craindre, crois moi. Je t'envoie de l'énergie à un rythme très modéré, sans quoi ton corps ne pourrait la contenir et tu en souffrirais. Tu pourrais probablement puiser mon énergie à ce rythme pendant plusieurs jours sans qu'il me soit nécessaire d'en puiser ailleurs. L'avantage d'être un Adepte."

Elle? Manuchan supposait qu'il devait s'agir du Compagnon d'Aaron. Ainsi, ils en avaient bien parlé entre eux. La télépathie, ça c'était une capacité que le Mage aurait voulu avoir, ne serait-ce que pour vraiment savoir ce qu'il risquait à s'aventurer dans une romance, même d'un soir avec un inconnu.

"Hum, je suis ravi qu'elle te donne cette "autorisation" . Cela signifie-t-il qu'elle ne considère pas que je t'entraîne malgré toi vers le mauvais chemin? C'est ce qu'il serait facile de penser après tout puisque c'est un peu à cause de moi que tu continue de boire."

Sans vraiment y réfléchir, Manuchan ne se contentait plus de laisser la main d'Aaron sur la sienne mais la tenait désormais. Il n'y pensait pas vraiment, c'était plus un réflexe. Un si doux réflexe....

Et de plus, un autre sujet le préoccupait un peu. Sa seule main libre désormais était celle au poignet blessé.... et il avait rudement soif ! Doucement, de sa main gauche, il se saisit de son verre et le porta à sa bouche, retenant une expression de douleur de se montrer. Après tout, ce n'était pas si intolérable et puis, l'alcool restait un excellent anesthésiant. De toute façon, il était hors de question qu'il rompe son premier contact physique avec un mâle depuis des mois pour une simple douleur au poignet ! Quoiqu'il en coûte, il ne le lâcherait pas si facilement.

Aaron ne faisait pas partie des gens qui en arrivaient à des actes violents, tant que la sécurité d'un autre n'était pas en danger, tant, en réalité, qu'il n'était pas certain qu'il n'y avait pas d'autre solution, ça ne risquait pas d'être le cas pour quelques regards, ou des doigts qui se frôlent, encore moins pour des pensées – dont les résultats sensoriels n'auraient pas dû arriver jusqu'à lui si ses barrières étaient restées intactes. Il savait se battre, au moins à l'épée, ça avait fait partie de son entraînement et de son éducation, mais ça n'était clairement pas ce vers quoi il se tournait en premier lieu, bien au contraire. Quant à sa réaction réelle à ce qu'il avait perçu, donc... Il avait toujours été du genre stoïque, au moins en façade. Et il était de toutes les manières légèrement trop perturbé pour émettre une réelle protestation.

D'un naturel tolérant, il n'avait absolument rien contre les affinités, les penchants de chacun, tant qu'ils ne nuisaient pas à autrui. Shaych ou non, ça ne changeait rien à ce qu'était une personne, et ça ne le regardait pas. D'ordinaire. Il devait bien avouer, cependant, qu'être la cible d'un tel désir était inédit, et qu'il ne savait pas trop comment y réagir. D'autant que ça l'amenait à des questions qu'une fois encore, il n'était pas sûr de vouloir se poser.

Ni lui poser, d'ailleurs. Ou peut-être que si, un peu. Il avait commencé à le faire, mais s'était arrêté en cours de route, c'était sans doute révélateur. Le doute était presque aussi perturbant que le reste, et au même s'il n'avait pas terminé sa question, il ne doutait guère que si l'Adepte avait pu entendre sa phrase tronquée, il fût capable de la terminer tout seul. Alors quand Manuchan reprit son interrogation, l'invitant à la terminer, l'embarras le gagna à nouveau : si lui n'était pas facilement choqué, ce domaine-là lui était pour le moins inconnu et il n'était pas tout à fait certain de vouloir entrer dans les détails. Pourtant... Il avait ressenti trop de choses pour continuer à faire l'autruche. Foncer en revanche... Il y avait une marge tout de même. Et sa question resta hésitante.

« Est-ce que tu es réellement... disons... intéressé ? Par moi je veux dire... »

Il fallait croire que le terme « attiré » n'avait pas réussi à passer la barrière de ses lèvres. Pas qu'il en éprouvât le moindre dégoût ou quoi que ce soit d'aussi négatif, mais il était clairement surpris. Et guère habitué. Déjà, quand il s'agissait de charmantes jeunes femmes qui tournaient autour d'Estevan et l'incluaient dans le lot parfois, il n'en menait pas vraiment large, mais là, c'était encore autre chose. Et il fut surpris de percevoir l'hilarité de sa moitié. Non mais sérieusement ? Elle trouvait ça drôle ? D'ordinaire, elle rouspétait sur les gourgandines qui osaient l'approcher, encore plus quand ça ne le laissait pas vraiment indifférent – il restait un homme après tout, quand bien même il n'avait jamais conçu de faire ce genre de chose sans sentiment, comme c'était le cas de son meilleur ami.

* Tu trouves ça drôle, toi ? Mais qui êtes-vous, et qu'avez-vous fait de Raïna ?...
- Kyra et Wylan avaient peut-être raison après tout...
- Mais de quoi est-ce que tu parles ?... *

Silence. Elle ne répondrait pas, ou seulement quand elle l'aurait décidé. Et s'il était réellement intrigué, il avait tout de même un peu peur de la réponse en question... De toutes les manières, il en avait une autre, de réponse, à formuler, et qui lui arracha à nouveau une grimace douloureuse.

« Belle déduction... »

Et avant tout éclaircissement, il servit à nouveau et avala un nouveau verre d'hydromel. La chaleur du breuvage faisait écho à celle de leurs deux paumes à présent jointes, mais le Héraut ne semblait plus réellement le remarquer. L'amour, oui. C'était bien ce qui le retenait ainsi en arrière, qui l'empêchait de tourner réellement la page, et d'avancer comme avant qu'il ne croise sa route. Ca n'était pas un sujet facile à aborder, cependant, et il avait bien envie de laisser là cette partie de leur conversation. Mais sa dernière réplique un peu sèche ne lui ressemblait guère, et il soupira, avant de reprendre, en guise d'excuse.

« Pardon, tu n'as pas à subir mes sautes d'humeur, une fois encore, tu n'y es pour rien... Mais donc... Oui. C'est bel et bien ça. Et le pire dans l'histoire, c'est qu'on continue d'y croire... »

Qu'un jour il rencontrerait LA personne, et qu'il arrêterait de souffrir. Qu'à la place du rejet qu'ils connaissaient manifestement tous les deux, quelles que soient les circonstances spécifiques à chacune de leurs histoires, ils pourraient réellement être pleinement unis à l'autre. Bien belle utopie... Une part de lui s'était persuadée que ça n'existait pas, ou en tout cas pas pour lui, scellant la voix de l'autre, qui voulait toujours y croire, donc. Pourtant ce soir, cette partie-là s'exprimait tout de même un peu, malgré sa rancoeur, manifestement.

* Rends-moi un service Aaron. Pour une fois, et puisque tu es bien parti sur cette lancée, finalement... Lâche prise. Vraiment... *

Accepter l'aide du Mage n'était peut-être pas tout à fait la réponse à cette injonction, mais puisqu'il avait l'autorisation de sa moitié pour continuer à boire, il ne comptait plus s'en priver. Tant que Manuchan ne risquait rien, ce qu'il se hâta de lui confirmer.

« Tant qu'on ne se fait pas mutuellement du mal, ça me va... Ca fonctionne, vraiment. Et je ne sais pas trop comment je pourrais te remercier... »

Si jusque-là, il était resté calme malgré à peu près tout le reste, si son embarras s'était vu, mais guère plus que ça, à l'instant où son Compagnon lui adressa un « vraiment ? » assorti de sensations sans équivoques et renvoyant à un autre épisode de leur entrevue, le Héraut manqua de s'étouffer avec la gorgée qu'il s'attelait à avaler et bien qu'il ne rougît pas si facilement d'ordinaire, ses joues prirent une teinte légèrement rosée et une bouffée de chaleur l'envahit. Et puisque l'Adepte répondait à l'autorisation de sa moitié et posait de nouvelles questions, il s'attela à lui répondre... De la façon la moins embarrassante qu'il trouvât, histoire de ne pas rester focalisé sur les « belles idées particulièrement embarrassantes » de Raïna. Et d'expliquer un peu sa relation avec son Compagnon, aussi, parce qu'il ne doutait pas que le principe même de devoir lui demander son avis pour ce genre de choses pouvait rester assez... aberrant.

« Le lien qu'on a tous les deux avec Raïna est très particulier. Et elle a toujours été particulièrement jalouse et protectrice, en réalité. Parfois même un peu trop. »
* C'est parce que je ne veux pas te voir souffrir, c'est tout.
- Ni être trop proche de quelqu'un d'autre.
- Pas de quelqu'un qui va te briser le cœur... Et ne me dis pas que ça n'a pas été le cas...
- Ca serait assez difficile en effet... *
« Quant au mauvais chemin en question... »

Il secoua légèrement son verre.

« Je pense qu'elle serait la première à te dire que je n'ai pas vraiment eu besoin de toi pour l'emprunter. Au contraire, elle a l'air soulagé que je ne sois pas tout seul cette fois... Je trouve juste ses encouragements un peu trop... vifs et contraires à son habitude en fait. Comme je disais... non ça c'était ma conversation avec elle, pardon... Elle a toujours eu plutôt tendance à me faire frôler l'arrêt cardiaque qu'à m'encourager lorsque je me rapprochais d'une jeune femme, ou que j'ouvrais une bouteille... »

Est-ce qu'Aaron réalisait que leurs mains n'étaient plus seulement posées, mais que le Mage tenait la sienne ? Est-ce qu'il réalisait aussi que le rapprochement dont il parlait pouvait aussi s'appliquer à cet instant, bien qu'il fût face à un homme ? Plus tellement. D'ailleurs, il parlait beaucoup trop pour pouvoir nier que l'alcool commençait sérieusement à avoir raison de lui. Ou au moins des verrous inhibiteurs qui lui donnaient d'ordinaire cette apparence froide, droite, austère et inaccessible. Ce qu'il réalisa cependant, c'est la main avec laquelle l'Adepte prit son verre et le porta à ses lèvres. Et réflexe, il lâcha la sienne, rompant autant le contact que l'afflux magique pour porter ses mains à celle, blessée, de Manuchan. Nouveau contact, donc, motivé par une certaine prévenance, encore et toujours ce désir d'éviter toute souffrance à l'autre.

« Ca serait une idée de faire l'inverse, non ?... »

Parce que faire en sorte que sa main dans la sienne ne devienne pas un geste douloureux, il pensait bien que c'était possible. Faire en sorte que porter le verre régulièrement à ses lèvres reste indolore, ça semblait largement plus compliqué. De sa propre main gauche, il délesta donc celle du Mage de son verre, pour le poser dans l'autre, et puis tout en laissant sa main droite à la disposition de celle de l'Adepte – qu'il gère la position qui soit la plus neutre pour lui – il entreprit de resservir leurs verres de l'autre. Vu de l'extérieur, cela étant, ce devait être assez... intéressant à observer. Mais il ne s'en rendait plus vraiment compte.

Manuchan avait relevé la question qui n'avait pas été terminée et clairement Aaron en semblait embarrassé.

Lorsque Manuchan entendit la question dans son entier, il ne put retenir un léger rire, presque moqueur mais aucunement méchant de sortir de ses lèvres. Quel langage "châtié" pour dire ce qu'il avait perçu. L'Adepte n'aurait jamais pensé un jour rencontrer un héraut aussi... ingénu.

"Intéressé? C'est une excellente question je dois dire.... Mais tu me verras désolé d'y répondre par une autre question : Que se passerait-il si je répondais oui? Je ne cacherais pas en revanche que je suis bel et bien shay'a'chern ou schaych comme on dit maintenant.."

Le rethwellan avait touché juste lorsqu'il était revenu sur les propos du héraut du Sénéchal. Malheureusement, celui-ci acquiesçait et démontrait clairement souffrir également de ce sentiments inopportun que l'on appelait amour. Mais quel en était le contexte? Manuchan avait beau être curieux, il n'osait pas poser la question de peur de blesser encore plus l'homme face à lui.

Ah ! Ils étaient vraiment assortis tous les deux. Deux tristes ères ne sachant quoi faire de leur vie car leur vie se résumait en fait à ce qu'ils ne parvenaient pas à avoir. C'est ainsi que le ressentait Manuchan.

le soupir poussé par son vis-à-vis attira l'attention de l'homme en robe bleue et ces paroles trouvaient leur écho chez l'Adepte, plus encore que n'aurait peut-être pu le croire Aaron.

"Tu me dis à moi que je n'ai pas à subir tes sautes d'humeur? Ce sont plutôt des propos qui devraient m'appartenir puisque je te fais subir bien pire depuis tout à l'heure."

Manuchan baissa les yeux un instant.

"On continue d'y croire, oui, tu as raison. Comment lutter contre quelque chose qui fait partie de soi? C'est comme si je ne voulais plus être Mage ou toi héraut."

C'était une bataille perdue d'avance que de lutter contre la force de ce sentiment. Vanyel Ashkevron lui-même lors d'un autre temps y avait succombé, qui étaient-ils pour penser avoir jamais une chance de s'en sortir sans l'amour?

D'ailleurs, leurs mains qui se touchaient....N'était-ce pas tout de même une marque d'affection? De compassion et dans une certaine mesure..... une forme d'amour? L'amour de son prochain seulement, certes. Mais tout commençait comme ça non? Toutes les relations dites "positives" commençaient par le simple fait d'apprécier son prochain, parfois plus, parfois moins, parfois trop..... Tous ses sentiments revenaient en fait majoritairement à un désir égoïste, mais ainsi en était-il de l'être humain. Ils devaient faire avec.

Pour l'Adepte, ça semblait tout simplement impossible. Il avait renoncé à connaître un jour cette félicité que pouvait être selon les dires un amour réciproque et intense. A moins de se découvrir un jour un Lien pour la vie, ce qui était une chose rare normalement, il avait peu de chance de jamais trouver son bonheur.

Au moins pourrait-il supporter la vie si quelqu'un la vivait avec lui.

Ces considérations quelque peu déprimantes s'effacèrent bien vite lorsqu'Aaron exprima le fait de ne savoir comment remercier le Mage pour son aide et sa libido erratique reprit le dessus un instant.

Comment le remercier? Oh, il y avait énormément de façons pour cela, plus spécialement sur un lit et avec une porte close. de préférence déshabillés....

Une fois encore, rien ne permettait sur le visage du Mage de déceler de telles pensées de luxure, mais là encore, son bas-ventre quand à lui ne se maîtrisait pas si aisément et Manuchan se dandina un peu sur sa chaise pour.... disons faire en sorte que les choses soient à leur place et ne lui provoque pas de douleur surtout !

Déesse ! Heureusement que rien ne pouvait être vus de l'extérieur étant donné que sa taille était majoritairement sous la table. Il avait doucement commencé à glisser après quelques verres et n'avait pour le moment aucune intention de se redresser plus. Il faudrait attendre un peu.

"Me remercier? Mais ce n'est rien voyons. Ta conversation est déjà un remerciement en soi et ça me suffit."

*Pour le moment....* Ne put-il s'empêcher de penser in petto.

Au même instant, il vit le blanc s'étouffer légèrement et ses joues rosir quelque peu..... Etait-il possible qu'il soit venu au héraut sans qu'il s'y attende, des idées similaires à celles du Mage? C'eut été trop beau.... Et pourquoi une réaction si vive si c'était le cas? Il devait pourtant contrôler ses pensées malgré son empathie.... A moins que....

*Son Compagnon y serait-il pour quelque chose? Lui aurait-elle dit à quoi je pensais?*

Manuchan commençait un peu à s'inquiéter. Bien que son vis-à-vis ait déjà ressenti peut-être plus qu'il n'aurait dû venant du Mage, si son Compagnon lui décrivait ce à quoi pouvait penser vraiment Manuchan, il allait avoir du mal à rester froid. D'une façon ou d'une autre.

Toutefois, il en dit rien, mais en revanche, à son tour, ses joues rosirent, non pas de désir mais peut-être un peu de honte pour ses désirs inavoués.

Il était bon dans tous les cas que le procédé fonctionne, ne serait-ce que pour le bien être d'Aaron qui de ce qu'en avait compris le Mage, avait assez de ses propres souffrances. Manuchan n'osait imaginer ce que cela pourrait signifier s'il détenait lui-même ce don. Cela devait ressembler à une torture que de devoir supporter d'une part ses propres souffrances, mais d'autre part, celles des autres.

Pour une fois Aaron semblait avoir des choses à dire et le Mage l'écoutait avec attention. Lui-même avait vu sa langue se délier plus de raison grâce à l'absorption régulière de l'hydromel et se doutait que ce devait aussi être le cas du bel homme qu'il regardait.

Le fait que son Compagnon se montre jalouse n'avait en soi rien de très surprenant aux yeux de l'Adepte, de ce qu'il en savait, ils l'étaient tous un peu et ça paraissait évident au vu du lien qu'ils partageaient.

Quant à l'alcool, Manuchan se vit très rassuré de pas être pris en faute sur ce point. Ce qui l'intéressait en revanche énormément, c'est qu'apparemment, le Compagnon en question incitait Aaron à rester avec lui alors qu'avec des donzelles, elle piquait des crises. c'était simplifié, mais ça semblait être approchant de ce qu'expliquait le blanc.... Savait-elle quelque chose que le Mage ignorait? Ou quelque chose sur Aaron que lui-même ignorait? Si elle savait quelles étaient les désirs, sexuels ou romantiques de Manuchan, n'aurait-elle pas dû mettre en garde son élu? A moins qu'elle n'approuve?

Ou a moins que Manuchan ait déjà bu un verre de trop et divague simplement dans des élucubrations sans queues ni tête.

Quel Compagnon pousserait son élu dans les bras d'un étranger si morose et si mal fichu mentalement qu'il l'était actuellement? Tout cela n'était que fantasme à n'en pas douter.

Alors que le Mage allait porter le verra à ses lèvres une fois de plus, Aaron interrompit son geste. L'Adepte s'était contracté lors de la séparation malvenue de leurs mains mais voilà qu'il se sentait fondre alors que sa main au poignet blessée était désormais entourée de celles d'Aaron. Son ventre se tordait gentiment, non par crainte ou honte, mais plus d'un mélange obscur d'espoir, de désillusion, de besoin d'amour et de défaitisme. Difficile de l'expliquer autrement, il n'était vraiment pas évident de définir tout cela.

Une idée de faire l'inverse?.....

"Euh.... je.... Oui... pourquoi pas?"

Manuchan avait des yeux arrondis, totalement déstabilisé par cette prévenance et ce contact imprévu, ses joues rosirent de plus belle car cette fois, il lui était tout simplement impossible de cacher son trouble.

Aaron les resservait et avait clairement laissé sa main droite à disposition pour l'Adepte. Certainement, aux yeux de ceux ou celles qui pouvaient les voir, ce devait paraître une relation bien curieuse, mais surtout et le Mage en avait pleinement conscience, une relation de shaychs. Ne devrait-il pas en avertir son vis-à-vis? Peut-être ne voudrait-il pas être ainsi considéré si tel n'étaient pas ses penchants?

Posant sa main gauche cette fois sur celle du héraut et la prenant dans la sienne pour la serrer délicatement mais volontairement cette fois, il donne son point de vue à l'homme aux yeux troublants.

"Tu sais.... La plupart des gens doivent nous voir comme..... un couple. Si ça te dérange, on peut arrêter là, je comprendrais tu sais"

Bien sûr, il y avait toujours le fait qu'Aaron devrait probablement partir en ce cas s'il ne voulait pas être assailli par des émotions qui n'étaient pas les siennes mais d'un autre côté, l'Adepte ne voulait vraiment pas qu'il s'en aille. Il finissait par se sentir vraiment bien, sa main dans celle du héraut. C'était intime et pudique pourtant. C'était plus que ce qu'il avait eu depuis longtemps et il appréciait.

Manuchan avait baissé les yeux, pour ne pas montrer à son interlocuteur sa gêne de se montrer une nouvelle fois égoïste. S'il ne voyait pas son désir qu'Aaron reste, celui-ci pourrait-il au moins décider uniquement par et pour lui-même.

S'il savait... Pour Aaron, c'était déjà beau qu'il ait posé cette question, aussi détourné et châtié son langage eût-il pu paraître. A son âge, c'était très certainement risible pour beaucoup de gens, mais... Il était comme il était, il ne concevait pas de séparer la chose des sentiments qu'il ressentait, et on ne pouvait pas vraiment dire qu'il eût été très heureux à ce niveau-là. Si bien que le rire de l'Adepte n'arrangea pas vraiment son embarras, et il détourna le regard, sirotant résolument un verre de plus – il fallait bien trouver un moyen de se donner une contenance, n'est-ce pas ? Lorsque Manuchan reprit la parole, cependant, ses prunelles mordorées revinrent vers lui. Ce qu'il se passerait ? A vrai dire, il n'en savait fichtre rien. A priori, rien de spécial... Parce qu'il ne doutait pas que la question visait clairement à savoir s'il avait une chance d'aller jusqu'au bout du désir que le Héraut avait perçu plus tôt. Sauf que, donc, Aaron n'était pas comme ça. Il ne se laissait pas aller ainsi, c'était contre sa nature. Qu'il eût affaire à un homme ou une femme n'y changeait rien.

Et d'ailleurs, justement, est-ce que c'était bel et bien le cas ? Est-ce que ça ne changeait rien ? Il n'en savait absolument rien non plus. S'il devait donner son avis sur le physique du Mage, il aurait sans doute souligné ses grands yeux clairs, sa silhouette générale, peut-être éventuellement sa voix et ses mains aussi. Tout comme il aurait évoqué les traits fins et les épaules carrées d'Estevan, et pourtant, il n'avait jamais été question de quoi que ce soit de ce genre avec son ami. Justement parce qu'il était son ami, son frère, presque. Les deux personnes qui avaient réellement fait battre le cœur du Blanc restaient des femmes, et il n'avait pas souvenir d'avoir jamais ressenti la moindre attirance pour un homme auparavant. Pourtant aujourd'hui, il restait malgré tout assez peu capable de déterminer ce qu'il ressentait. La faute à l'alcool, à son Don naissant ? Un peu des deux sans doute...

« A vrai dire... Je ne fais pas ça sans sentiments alors... »

S'en tenir à la vérité, puisque c'était bel et bien le cas, sans rentrer dans les détails supplémentaires, lui semblait plutôt judicieux. Ne pas se prononcer sur la question du sexe de l'autre puisqu'il n'était plus très sûr de savoir quoi y répondre, et éviter aussi de parler de son inexpérience pour le moins atypique. Ah... L'amour... Ca le ferait définitivement toujours tourner en bourrique, c'était une certitude. Combien de fois Estevan avait-il essayé de lui faire partager son point de vue complètement opposé au sien ? Il ne comptait plus les demoiselles dont il avait dû refuser les avances avec autant de tact que possible... Pas vraiment son fort, mais heureusement, sa bonté naturelle et sa sincérité finissaient par calmer le jeu... Dans tous les sens du terme d'ailleurs.

Enfin son embarras, sa peine lancinante, qui le suivait jour et nuit, sa frustration aussi, il restait homme après tout, tout ça ne justifiait pas qu'il se montre sec avec l'Adepte face à lui. Il lui avait présenté des excuses, donc, que l'autre ne trouvait pas justifiées et pour cause. Un léger sourire étira les lèvres du Héraut. Il fallait vraiment qu'ils arrêtent de se retourner ce genre de politesses, et de réagir un peu de la même manière, aussi.

« Je n'en prends pas ombrage, si ça peut te rassurer. A vrai dire, je ne sais pas très bien ce que tu soulignes exactement... »

A ses yeux, le pire que le Mage avait pu lui infliger, ça restait sa peine involontairement transmise... et un peu son désir aussi, puisqu'il avait tendance à le mettre mal à l'aise. Des dommages involontaires, donc. Un autre sourire plus triste accueillit les propos suivant du Maître des Vents Blancs. Ca faisait partie d'eux, oui. Ils ne pouvaient s'en défaire, comme de sa Magie, ou de son Compagnon. Et quant à ce point, Aaron n'en avait d'ailleurs aucunement l'intention.

* Tu m'en vois ravie.
- Tu en doutais ?
- Mmh... Non pas vraiment. *

Le Héraut leva son verre, une façon silencieuse d'approuver ses propos... malheureusement, sans doute. En tout état de cause, ça valait bien un peu d'hydromel de plus. Et donc, la nécessité grandissante de puiser l'énergie magique de l'Adepte afin de ne pas voir ses barrières s'effriter complètement. Fort heureusement, ce qu'il lui transmettait depuis quelques minutes faisait parfaitement son office. La façon de le remercier à laquelle Manuchan pensait aurait sans doute manqué d'achever le Héraut une nouvelle fois, concordant dangereusement avec les allégations de son Compagnon qui avaient déjà failli l'étouffer l'instant d'avant. Il ne voyait pas bien ce que sa conversation pouvait avoir de si agréable qu'elle pût faire office de remerciement cependant. D'ailleurs, il devenait un peu trop bavard, l'alcool aidant, et ça ne présageait rien de bon pour sa capacité à rentrer dans ses pénates tout à l'heure. Bah... il verrait bien en temps et en heure. Au pire – quoi qu'il n'eût pas qualifié ça ainsi - il passerait une nuit de plus dans le Champ des Compagnons auprès de sa moitié...

Ce qui ne changeait guère malgré son esprit embrumé, c'était son intolérance à la souffrance d'autrui, et donc, il s'était fait un devoir de faire en sorte que Manuchan n'usât pas de son bras blessé, quand bien même il ignorait ce qu'il avait exactement.

Pourquoi pas ? Le trouble de son interlocuteur devenait perceptible, même pour lui qui avait donc ses barrières suffisamment élevée pour que ce ne fût pas du à l'Empathie, et qui pourtant n'était pas très doué à ce genre de jeu de devinettes... Peut-être eût-il mieux valu alors qu'ils cessent tout contact, peut-être même toute conversation à cet instant ? Le Héraut n'avait pas réellement envie de rentrer directement dans ses quartiers, sans qu'il identifiât réellement pourquoi la compagnie du Mage lui plaisait – simple compagnon de beuverie comme avait pu l'être Wylan quelques jours auparavant, moyen d'élever sa protection mentale grâce à son énergie magique – il en éprouverait sans doute quelque honte – ou tout autre chose encore ? - mais il ne souhaitait clairement pas imposer sa présence à l'Adepte, qui plus était alors qu'il savait pertinemment qu'il ne pouvait pas lui donner ce qu'il souhaitait. Pas sans amour, donc.

La main de Manuchan se posa pourtant sur sa peau, à nouveau, et ses doigts se refermèrent sur sa main. Un contact qui l'aidait à renforcer ses défenses instantanément. Et qui ne lui déplaisait pas non plus, pourquoi eût-ce était le cas ? Parce que les commérages risquaient d'aller bon train, donc ? Le sourire d'Aaron, s'agrandit, emprunt d'une certain attendrissement aussi. Qui s'était réellement soucié de ce qu'il allait ressentir ces derniers temps ? S'il devait compter les personnes qui eussent pu comme son interlocuteur actuel, s'inquiéter de l'impact qu'une rumeur quelle qu'elle soit eût pu avoir sur lui, il n'était pas sûr d'avoir besoin de davantage que les doigts de sa main libre.

Et au demeurant, il avait beau être le Héraut du Sénéchal, il restait convaincu que sa vie privée ne devait pas avoir quoi que ce soit à voir avec sa fonction. Quand bien même sa vie privée, réelle, restait particulièrement désertique, il ne doutait pas qu'il en existait une autre, déformée, qu'on pouvait tenter de lui attribuer... Parfois, il se demandait ce qu'elle relatait, d'ailleurs, cette vision fantasmée qu'on pouvait avoir de lui. Et parfois, il était bien heureux de ne pas savoir, pour peu qu'il finisse par ressentir davantage de frustration encore de ce qu'il désirait et n'arrivait pas à obtenir...

« Ca ne me dérange pas. Enfin je veux dire... Je m'en fiche éperdument... Qu'ils croient ce qu'ils veulent après tout, qu'est-ce que ça change ?... »

On en reparlerait peut-être le jour où ça nuirait à son devoir – ce qu'il n'espérait pas, et ne comprendrait pas non plus d'ailleurs -, mais à cet instant, ça n'était pas le cas, n'est-ce pas ? L'Adepte avait baissé le regard, cependant, un acte de contrition qu'il ne comprenait pas. Et la main du Héraut serra légèrement la sienne en retour, comme pour attirer son attention à nouveau.

« Ton énergie m'aide considérablement, j'ai pas vraiment l'intention de me priver de ton assistance juste parce qu'une ou deux commères auront la langue trop pendue dans les jours à venir. Et puis on a une bouteille à terminer, non ? »

S'ils ne commandaient pas en prime sa petite sœur – quoi qu'il n'y avait aucune certitude quant au fait qu'il puisse encore ingurgiter beaucoup d'alcool pour sa part, cette troisième bouteille attaquait une partie de son sens de l'équilibre -, mais il passa ce point de détail sous silence : aucun des deux n'avait vraiment besoin de mettre l'emphase sur ça, assurément.

Et son cerveau montrait manifestement qu'il cheminait à présent complètement à sa manière, parce que sautant du coq à l'âne, Aaron demanda de but en blanc.

« D'ailleurs, quand on aura terminé, veux-tu faire la connaissance de Raïna ?... »

Ca n'avait absolument rien à voir avec quoi que ce soit, donc.

Après tout ce qu'elle avait pu échanger avec le Blanc en pensée, ils n'étaient plus à ça près, et il ne se rendait plus tout à fait compte que si Raïna connaissait au moins une partie des pensées – ou surtout du ressenti, donc – de Manuchan, et que lui-même l'avait en face de lui, pour ce qui concernait le Mage, il ne l'avait aperçue, elle, qu'en Hardorn, et peut-être un peu dans le Champ des Compagnons, guère plus. Tout ce qu'il songeait, c'était qu'ainsi, elle aurait le Mage en face à face, cette fois-ci, et que pour une fois qu'elle semblait apprécier quelqu'un, il pouvait bien se permettre de les présenter de façon disons plus officielle.

il ne faisait pas "ça" sans sentiments? Bon d'accord, il n'aurait pas pu le nier, encore moins face à quelqu'un qui avait pu capter ses émotions. Oui, c'était vrai, Manuchan désirait Aaron physiquement mais tout ne s'arrêtait pas à "ça" tout de même !

il avait vécu 5 ans d'abstinence avant de venir à Haven et n'en était pas mort - même s'il se demandait encore comment il avait fait - il ne mourrait donc pas plus de vivre une relation platonique pendant un temps. Après tout, c'est la peine qu'ils ressentaient vis-à-vis de l'amour qui les rapprochait tous les deux si on voulait, pas vis-à-vis du sexe.

"Ne va surtout pas croire ni même penser que je ne m'intéresse à toi que physiquement. Je ne peux clairement pas dire que je dirais non, je suis un homme et tu me plaît manifestement comme tu as dû le sentir. Mais Je suis bien plus intéressé par ton approche des sentiments et pour tout dire....."

fallait aller jusque là? Manuchan ne faisait-il pas une erreur en étant aussi rapide dans ses propos? Bah, quand bien même, qu'avait-il à perdre? De toutes les façons, l'alcool ingurgité commençait vraiment à modifier certains aspects du Mage, le rendant plus direct, plus franc et, à bien des égards, plus amical.... ou plus.

"Pour tout dire disais-je, même si c'est probablement un délire de mon cerveau et de mon cœur, je commence à me dire que nous pourrions être bien ensemble. Moi je le suis en tout cas et ta main..." Il la regarda, leva la sienne qui tenait celle d'Aaron et déposa un doux baiser sur les phalanges du héraut. "Il y a tant de chaleur."

L'Adepte ne parlait pas de chaleur physique cette fois, mais bien de la chaleur d'un sentiment indispensable et qu'il convoitaient tous deux. Le héraut le comprendrait-il?

Manuchan avait excusé le blanc en s'excusant lui-même d'une certaine manière et celui-ci sourit de cette façon de faire en précisant qu'il ne voyait pas vraiment pourquoi le Mage s'excusait presque.

"Ce que je souligne c'est le sale caractère que je peux avoir, le fait d'être parfois trop agressif sans m'en rendre compte. Et ne me dis pas que ça n'a pas été le cas quand tu m'a fait comprendre que tu savais que je souffrais."

L'Adepte tendit un grand sourire à Aaron, clairement, il avait dit cela sur le ton de la réprimande amusante. Aucunement pour réellement réprimander l'homme face à lui. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait pas formé un tel sourire, et il s'en rendait plus ou moins compte.

Au grand soulagement du rethwellan, Aaron se fichait éperdument de ce que pouvaient penser les gens et c'était pour le mieux. Ainsi n'avaient-ils aucune raison de couper le contact de leurs mains et le Mage appréciait cela à sa juste valeur.

Une fois encore assez inconsciemment, la main du Mage commençait à caresser celle du héraut, non pas de façon érotique comme il l'aurait pu mais tout en tendresse, comme s'ils avaient été en fait réellement en couple. Probablement des réminiscences ce qu'il avait pu vivre un temps puisqu''il l'avait perdu.

"Une seulement? bah, après tout....."

effectivement, ils avaient déjà bien bu et bien que l'Adepte ne soit pas encore réellement saoul, il l'était assez pour se sentir libéré de ses angoisses. L'avantage étant qu'il ne l'était justement pas assez pour ne pas se rendre compte de la chance qu'il avait et de la façon dont cette rencontre pourrait évoluer à terme. Ce n'était probablement que du fantasme et Aaron retournerait bien vite, une fois qu'il aurait cuvé l'hydromel, aux jeunes filles en fleurs, délaissant le Mage sans même s'en apercevoir. Mais tout ce que l'Adepte pourrait obtenir ce soir, il aurait été honteux de ne pas le saisir vu le bien que cela lui faisait. il en souffrirait peut-être plus tard, mais ça changerait pas de l'habitude n'est-ce pas?

Une autre bonne nouvelle attendait Manuchan : Aaron lui proposait de rencontrer Raïna. il n'avait que trop rarement eu l'occasion d'approcher un Compagnon, encore moins d'y être présenté. Pour lui, ça laissait augurer du meilleur. D'une part, le dit Compagnon avait semblé être en accord avec la relation qu'il commençait avec Aaron - et ce malgré les désirs virils de Manuchan - et d'autre part, elle semblait même encourager son élu à le fréquenter.

"J'en serais ravi, mais, tu es sûr qu'elle est d'accord? Je ne voudrais pas gêner......"

Après tout, savait-on jamais? Aaron était probablement bien touché lui aussi par l'absorption du breuvage qu'ils partageaient, peut-être n'avait-il même pas pris la peine de demander son avis à son Compagnon, ce que, il le supposait, ne plairait probablement pas à Raïna.

C'était certain qu'il ne pouvait pas nier le désir physique qu'il ressentait, pas devant Aaron, qui en avait perçu l'essentiel quelques minutes – ou plus ? Il commençait à avoir du mal à jauger le temps qui passait - auparavant. Cependant, ce qui les rapprochait, le Héraut en était également conscient. Il ne niait pas non plus, donc, les similitudes qu'il avait d'ores et déjà repérées entre leurs deux ressentis, leurs deux modes de fonctionnement. Et quoi qu'il en parût de l'extérieur, il n'y était pas si indifférent qu'il voulait bien le montrer. S'il restait calme et peu expansif – parce que c'était sa nature –, il ne pouvait pas nier, une fois encore, qu'au fond, cette rencontre lui plaisait. Et puis la conversation avançait, plus ça se confirmait. Ou c'était l'alcool ?

Son verre toujours à la main, toujours régulièrement rempli et vidé à nouveau, de même que celui de l'Adepte, le Blanc entendit la protestation du Mage, d'abord toujours aussi... Calme. Il n'avait jamais été très démonstratif de toutes les manières. Pourtant, la façon dont il parlait de son « approche des sentiments » comme il disait, le touchait. Et d'accord, il ne parlait pas que d'attirance charnelle, mais était-ce un soulagement, ou était-ce au contraire plus perturbant encore ? Il était rare qu'on comprît, à défaut d'entièrement, au moins en partie, sa façon de fonctionner. Il aimait énormément Estevan, comme un frère, mais clairement, leur approche des relations n'avait absolument rien à voir. Et il préférait ne même pas penser aux femmes qu'il avait aimées.

Avait ? Il n'était pas sûr que le passé fût encore de mise, mais il n'était pas sûr non plus de pouvoir dire que ce n'était pas le cas. Il n'avait pas aimé, profondément aimé, beaucoup de femmes dans sa vie, mais à chaque fois, à chaque rejet, il avait le sentiment qu'elles emmenaient une partie de son cœur avec lui. Et il lui arrivait de se demander s'il en restait encore assez pour quelqu'un d'autre. Qui ne le réduirait pas en miettes, cette fois, si possible. Tout comme on avait réduit celui de l'Adepte en miettes, dont les propos continuaient de le toucher. « On »... Quelques images de leur mission en Hardorn revinrent par flash à la mémoire du blond, et il supposait alors que ce « on » n'était autre que l'autre Mage, Glenn, s'il arrivait encore à se souvenir correctement de son nom. Lui, comme la jeune femme au nom de bijou qu'il n'arrivait étonnamment pas à resituer parfaitement à cet instant, cela faisait un moment qu'il ne les avait plus vus... Une vague de compassion supplémentaire pour son interlocuteur l'envahit, et comme celui-ci levait leurs mains jointes et déposait un baiser sur ses phalanges, Aaron ferma les yeux. Enivré. Et peut-être pas seulement par l'alcool, même s'il n'était peut-être pas prêt à l'admettre.

Il laissa échapper un petit rire, lorsque son interlocuteur évoqua la façon dont il avait été accueilli, plus tôt, alors qu'il mettait le doigt sur sa souffrance.

« A vrai dire, je ne sais pas si j'aurais mieux réagi à ta place... »

Il n'eût peut-être pas aboyé sur une personne venant souligner son mal-être, encore que, mais une chose était sûre : il fût purement et simplement parti, histoire d'éviter la confrontation. Et au final, il était plutôt content que Manuchan n'en eût pas fait autant. Même si la caresse sur sa main l'embarrassa à nouveau. Et ça n'était pas question de savoir ce que les autres allaient en penser, loin de là, ça, il l'avait dit et il le pensait, il s'en fichait. Non ce qui le perturbait, c'était ce qu'il ressentait de ce contact. De la chaleur des lèvres de l'Adepte sur ses doigts, de la douceur de ses doigts frôlant les siens.

* Raïna...
- Ah bah enfin...
- Tu étais consciente de...
- Il était temps que tu comprennes que tu aimes tout le monde Aaron...
- Certes mais... Mais je n'imaginais pas... à ce point-là, vois-tu...
- Je sais bien. Et t'es doué pour t'amouracher des personnes qu'il ne faut pas. Bon... Et maintenant ?
- Tu veux le rencontrer ? Enfin si ça n'est pas pour lui ruer dessus...
- Ce serait un plaisir. Et promis, je serai aussi douce qu'avec toi. Tant qu'il ne te brise pas le cœur. *

Ca, c'était particulièrement inattendu. Et agréable. Pas la menace de représailles, évidemment, mais le fait qu'elle prenne les choses aussi... calmement. Pas de pointe dans la poitrine lui coupant le souffle, pas de choc mental pour le détourner de l'objectif en question, non, bien au contraire. Une caresse mentale pour confirmer la douceur dont son Compagnon pouvait faire preuve - ce dont il ne doutait pas au demeurant – et le contact fut rompu, comme le Héraut se focalisait à nouveau sur les propos du Mage. Si elle était d'accord ?

« Etonnamment... Elle a même l'air plutôt impatiente à cette idée. Et elle a promis d'être douce, cette fois... »

Il remplit à nouveau leurs verres, réalisa que la troisième bouteille arrivait à un niveau... dangereusement bas, et haussa les épaules. D'un geste, il appela la serveuse, commanda une autre bouteille qu'il prévoyait d'emporter avec eux et, après une brève pression sur la main de l'Adepte, il retira sa main de la sienne pour sortir de quoi payer leurs boissons – y compris celle, intacte, qu'on venait de lui déposer.

* Tu sais que tu es incroyable, toi ?
- Mmmh mmmmh... Vous allez arriver jusqu'à moi entiers ? Je peux me rapprocher tu sais.
- Ca va aller...
- Au pire, vous vous soutiendrez... *

Levant légèrement les yeux au ciel, le Blanc se redressa, et invita d'un geste le Mage à le suivre. Il faudrait retourner jusqu'au Palais, et la route promettait d'être assez longue, en effet, bien plus qu'à l'aller. Mais à deux, il n'y avait pas de raison pour qu'ils n'y parviennent pas, n'est-ce pas ? Et la perspective de présenter Manuchan à Raïna de façon officielle disons, allégeait le cœur d'Aaron. C'était quelque chose qu'il ne partageait avec personne, hormis les quelques hérauts qu'il côtoyait réellement, mais Raïna était sa moitié d'âme, il était son Elu, elle faisait partie de sa vie et à ce titre, il ne concevait pas qu'elle ne puisse pas être au cœur même de quelque relation qu'il pût tisser. Quand bien même il n'était pas tout à fait prêt, malgré tout, à accepter l'idée que tout ça puisse aller réellement plus loin. Il réalisait tout juste qu'il pouvait éventuellement apprécier aussi la compagnie d'un homme, il ne fallait pas trop en demander d'un coup non plus. D'autant qu'il n'était pas certain de pouvoir apporter à l'Adepte tout ce qu'il eût pu souhaiter à cet instant...

Lorsque les lèvres du Mage effleurèrent les phalanges du héraut, celui-ci ferma les yeux et Manuchan ne laissa pas passer ce détail qui aurait pu paraître insignifiant mais ne l'était pas. Ç’aurait put être une forme de dégoût, mais en cas, pourquoi la main d'Aaron ne cherchait-elle pas à se retirer? Tout laisser à penser qu'au contraire, le blanc appréciait ce contact.

Il était bon de constater que Manuchan n'avait pas été trop rude lors de leur rencontre, ce qui se confirmait puisque le héraut disait qu'il n'aurait probablement pas agi autrement. C'était rassérénant de pouvoir se dire que l'on était pas encore réduit à l'état d'un être hérissé de piquants invisibles faits pour tenir les autres à distance. Certes, il avait commencé à agir ainsi mais se disait que pour ce soir, il avait eu de la chance de n'avoir pas poussé ce comportement plus avant.

La surprise peignit le visage du rethwellan à l'annonce de l'impatience du Compagnon. Raïna était impatiente de le rencontrer? Promettait d'être douce? .... Cette fois?

Décidément, Manuchan pensait de plus en plus qu'elle savait des choses qu'il ignorait. Peut-être même sur son propre compte. Il était souvent dit que les Compagnons cachaient facilement leurs secrets et en savaient probablement plus qu'ils ne voulaient bien le dire sur beaucoup de points.

"Je suis tout aussi impatient en ce cas."

*Cette fois.....? Combien de personnes lui a -t-il présenté? il ne me fait vraiment pas l'effet d'un coureur pourtant... Et puis, apparemment, ces personnes ne devaient pas être au goût du Compagnon. Bref, je m'en fiche.*

Manuchan sentit une pression sur sa main et vit avec réticence celle du héraut s'enlever de la sienne. Heureusement ce n'était là que pour payer les boissons, mais Manuchan n'était pas pauvre, loin s'en fallait et avait en tout cas prévu de payer ce qu'il allait consommer ce soir. Il prit donc sur lui d'interrompre le paiement pour verser sa part. Il ne pensait pas que proposer de payer celle d'Aaron aurait été accepté vu le personnage.

Une fois levé et campé plus ou moins correctement sur ses longues jambes, Manuchan suivit le héraut hors des lieux de leur rencontre, impatient oui, mais aussi anxieux à l'idée de rencontrer la personne qui comptait le plus dans la vie d'Aaron.

L'Adepte avait suivi Aaron jusqu'au champs des Compagnons en passant par le Palais et ne perdit pas une miette de ce que cachait malheureusement trop bien la coupe des vêtements blancs. Il n'y avait eu que peu de monde de par les rues et la main du Mage s'était subrepticement mais absolument pas discrètement introduite dans celle du héraut qui selon ses propres dires, se fichait e l'opinion des autres.

Il valait mieux de toute façon, ainsi Manuchan pouvait continuer à aider Aaron - et à s'aider lui- même - en bloquant de fait les émotions extérieures au blanc.

ils avaient - bien - entamé la bouteille emportée dont il devait restait moins des trois quarts désormais et l'Adepte du haut de sa haute taille titubait régulièrement, sans craindre pour autant de s'affaler dans le caniveau. D'une part, il tenait fermement la main d'Aaron, d'autre part, il n'était tout simplement pas encore assez saoul pour se "vautrer" sauf exception.

Exception qui se présenta sous la forme - une fois encore - d'un de ces maudits pavés mal scellés ! Ne se serait-il pas retenu qu'il aurait filé réveiller la moitié des ingénieurs de la ville pour leur dire sa façon de penser. Mais ç'aurait été ridicule et il l'était déjà assez désormais.

L'Adepte n'en dit rien mais il se sentait un peu honteux et craignait que cette mauvaise image de lui ne fasse chanceler Aaron dans les pensées positives qu'il pouvait avoir pour le Mage.

Enfin, tant bien que mal, ils parvinrent à l'enclos du champs et Manuchan commençait à appréhender cette rencontre. Pas de là à avoir peur... quoi que. Pas du Compagnon non, enfin, pas directement. Il avait surtout peur que suite à cette rencontre extraordinaire, il ne convienne finalement pas à la dame et se retrouve immédiatement et irrémédiablement dessaisit de tout type de relation qu'il aurait pu commencer à former avec l'homme aux yeux mordorés, même de l'amitié ce qui n'était pas, fallait-il le dire, ce qu'il espérait le plus mais qui serait déjà un début s'il ne pouvait avoir rien d'autre.

"Bon....Et bien.... Je crois que nous sommes arrivés."

Sa main tenant toujours celle d'Aaron, Manuchan eut envie de fuir proprement. il ne tenait vraiment pas à aller à l'encontre de nouvelles souffrances, même si ce n'était là que pure paranoïa, il restait un risque. Trop de risques.

"J'ai peur...."

Il ne s'était pas rendu compte avoir dit cela à voix haute et se reprit aussitôt qu'il s'en aperçut.

"Pas de Raïna.... C'est juste que... Rien, ce n'est rien de grave de toute façon."

Mais il n'était quand même pas rassuré !

Aucune forme de dégoût, de répulsion quelle qu'elle soit, non. Aaron se surprenait lui-même à apprécier la compagnie, et le contact du Mage. Une surprise que, manifestement, sa moitié ne partageait pas, mais il fallait croire qu'elle avait toujours été plus clairvoyante que lui. En matière de relations humaines, en même temps, ça n'était pas très difficile. Mais il fallait avouer qu'à ce niveau-là aussi, il n'avait guère eu de chance... Et en l'occurrence, il n'était à l'évidence pas le seul : l'homme face à lui n'était pas mieux loti. Voire moins bien, en réalité. Lui ne bénéficiait pas de la présence rassurante et réconfortante de son Compagnon.

La surprise de Manuchan quand le Héraut, plus trop conscient de tout l'impact de ses propos, il fallait bien l'avouer, avait évoqué l'impatience de Raïna quant à la rencontre de l'Adepte, ne lui échappa pas, mais il ne dit rien. Il était évidemment loin de s'imaginer que la façon dont il percevait les choses était si loin de ce qu'il avait réellement voulu dire. Car au final, il n'avait « présenté » que peu de personnes à sa moitié, elle les connaissait déjà suffisamment pour la plupart de son entourage pour, bien souvent, ne pas vouloir le faire. Isalina et Enju comprises.

Et ils n'allaient pas non plus se battre pour ce qui était du règlement de leurs consommations, si bien que quand le Mage s'interposa pour payer sa part, Aaron laissa faire. Il n'avait aucune envie de froisser la susceptibilité de son camarade de beuverie du jour. Tout comme il laissa faire quand la main de Manuchan rejoignit à nouveau la sienne. A vrai dire, vu sa démarche mal assurée, l'alcool n'aidant clairement pas à son équilibre, le soutien plus ou moins conscient de l'autre n'était pas malvenu, bien loin de là. Pas plus que son aide au maintien de ses barrières, ni sa compagnie, d'ailleurs. Qu'on colporte ce qu'on veut sur son compte, sur sa vie personnelle, ça ne l'échauffait guère. Il eût fallu qu'on en arrive à mettre en défaut son rôle de Héraut du Sénéchal pour qu'il commençât à y redire.

D'équilibre, pourtant, il en fut un qui pâtit de leur ivresse, et ce ne fut – à sa grande surprise à vrai dire – pas le sien. L'Adepte trébucha sur un des pavés, mais bien loin d'en retirer quelque mauvaise image du Rethwellan, Aaron s'inquiétait surtout de son bien-être, et aussi peu assuré qu'il fût, tâcha de le soutenir comme il pouvait.

« Ca va ? » s'enquit-il, légèrement inquiet.

Ce n'était qu'un pavé descellé, une petite chute apparemment anodine, mais il préférait s'en assurer. Il n'eût pas continué de façon aussi désinvolte leur route si son compagnon avait souffert – davantage encore que ce n'était déjà le cas, s'entend.

La tension de ce dernier, d'ailleurs, monta d'un cran dès lors qu'ils furent en vue du champ des Compagnons. Les barrières du Héraut, suffisamment dressées grâce à l'échange d'énergie magique, ne lui permettaient pas de s'en rendre compte. A part peut-être en l'entente de cette phrase anodine, mais qui ne tenait pas véritablement lieu de simple constatation. Certes, c'était le cas, ils étaient bel et bien arrivés, mais le fait que l'homme à ses côtés le souligne révélait plus que le Blanc n'eût pensé être capable de déceler vu son état d'ivresse avancé. Sa main serra un peu plus celle du Mage, comme s'il pouvait ainsi faire taire quelque peu les craintes qu'il ne voisait pas.

Pas encore, tout du moins, car ces trois petits mots s'élevèrent presque aussitôt, et le Héraut posa sur lui un regard qui se voulait rassurant. Raïna approchait, magnifique créature opaline aux yeux d'un bleu limpide, guère plus pur aux yeux d'Aaron que ceux de l'Adepte. Elle secoua un instant la tête, puis franchit les derniers mètres qui la séparait d'eux pour s'arrêter tout près, son museau à quelques centimètres finalement des deux hommes.

* Tu as le droit de lui dire que je ne mange personne, tu sais ? Même celles que je n'aimais pas... *

Un sourire étira les lèvres du Héraut, comme il répétait peu ou prou les propos de sa moitié.

« Manuchan, je te présente Raïna, donc. Elle souligne que les Compagnons ne sont pas carnivores... et que si elle n'a pas fait d'exception pour celle qui a brisé mon cœur, tu ne risques pas grand chose. D'autant plus qu'elle a promis d'être douce. N'est-ce pas ? »

Et comme pour confirmer ses dires, sa moitié pencha la tête, l'approchant du Mage, pour venir frôler doucement sa joue, un geste tendre que le Blanc ne lui avait jamais connu pour quiconque, à part lui-même évidemment. Etait-ce là un encouragement ? Même lui eût été bien en peine de l'affirmer... Il était déjà bien assez surpris lui-même des gestes et du comportement de son Compagnon ce soir. Et un peu des siens, également...

La marche avait été difficile, c’était un fait et Manuchan ne pouvait guère le nier. Il avait chuté à cause de ces pavés de malheur mais, bien heureusement, avait pu tomber sur le côté sans se faire de mal. Peut-être grâce au fait de tomber trop souvent ? Il devrait éventuellement demander à des guérisseurs de vérifier son équilibre ! Sans préciser qu’il avait bien bu, évidemment, sans quoi la réponse serait alors toute trouvée.

Le Mage répondit à Aaron que tout allait bien avant de se relever et de se raccrocher désespérément à la main du héraut pour de multiples raisons. Le seul plaisir de la tenir et là aussi, pour mieux assurer son équilibre grâce au soutien – si l’on voulait – de son compagnon.

Près de l’enclos, l’Adepte sentit la pression de la main du blanc sur la sienne, pour le rassurer probablement, sans être certain toutefois que cela suffise. Oui, il y avait une tension, c’était le moins que l’on pouvait dire mais Aaron se rendait-il compte des raisons qu’avait l’Adepte d’être ainsi effrayé ? Celui-ci en doutait en tout cas.

Enfin, Raïna approchait maintenant, majestueuse comme seuls savaient l’être les Compagnons vêtus de leur blancs atours. Manuchan ne quittait guère ses yeux du regard. Il y avait dans ce bleu tant de pureté. Il ne trouvait pas cette couleur semblable à la sienne car autant les yeux du Compagnon semblait refléter malgré sa couleur de la chaleur, autant les siens propres lui paraissaient plus froids, voie glacés.

Lorsqu’Aaron répéta au Mage les propos de la Dame, Manuchan parvint tout de même à se fendre d’un sourire.

« Je n’en doutais guère, je vous l’assure Noble Dame, ma raison de vous craindre est tout autre, et je doute qu’il me soit nécessaire de vous l’expliquer, je me trompe ? »

Alors que Raïna approchait sa tête de la joue de l’Adepte, celui-ci ne recula pas, il n’avait aucune crainte des chevaux à la base – même s’il faisait un piètre cavalier – et il avait encore moins de raisons d’être effrayé par un être intelligent qui ne lui voulait manifestement aucun mal. A contraire, Manuchan leva sa main libre – l’autre restait cramponné à Aaron, ce qui n’était pas surprenant – et vint caresser doucement la « jument » sous l’oreille, grattouillant même un peu au passage. Pensant que ce n’était pas un endroit facilement accessible, il se disait qu’elle apprécierait peut-être l’attention.

Toujours était-il que ce mouvement affectueux de la part de Raïna était, une fois encore, de bon augure pour l’Adepte qui commençait enfin à se détendre. A moins que…. Celle-ci ne se montre aussi gentille que pour faire avaler la pilule où était écris en gras « Aaron n’est pas pour toi ».

Enfin, trêve de paranoïa, il en avait assez eu pour ce soir.

« Je suis ravi de vous être présenté et je souhaite de tout cœur que nous puissions aussi bien nous entendre vous-et moi que nous nous entendons tous les deux. »

Ce disant, il leva leurs deux mains toujours enlacées, montrant clairement qu’il n’avait pas l’intention de la lâcher d’une part mais aussi qu’il pensait vraiment que lui et Aaron étaient, pour le moment et sauf indication contraire, vraiment bien ensembles

Mais bien sûr, leur relation n’était encore que toute jeune et rien ne pouvait présager du futur.

Ils étaient arrivés, à peu près sains et saufs, si ce n'était question d'orgueil. Naturellement, Aaron s'était inquiété de l'état du Mage quand il avait chuté, mais sa réponse et la façon dont il se relevait peut-être trop rapidement lui indiquaient qu'il valait mieux ne pas trop en rajouter. Et il pouvait le comprendre, se sentir 'en faute' avec tout ce qu'on pouvait mettre de guillemets autour de ces mots, il n'appréciait guère, lui non plus. L'Adepte s'était donc à nouveau raccroché à sa main, et le Héraut n'avait clairement pas l'intention de s'en défaire de sitôt. A vrai dire, le soutien de l'autre allait à l'évidence dans les deux sens vu leurs démarches peu assurées... ce qui ne les empêchait pas de continuer de boire, la dernière bouteille à présent entamée comme ils arrivaient au Champ des Compagnons.

Le Blanc n'était pas forcément parfaitement rassuré de la façon dont les choses allaient se dérouler à présent. La confiance qu'il avait en sa moitié était sans faille, et si elle était si encline à le pousser dans les bras de Manuchan, il ne s'inquiétait guère de sa réaction face à lui, bien au contraire. Il lui semblait qu'elle l'avait déjà adopté, à son plus grand étonnement, d'ailleurs. Mais toute relation, quelle qu'elle soit, allait dans les deux sens... Son camarade avait l'air plutôt heureux de cette rencontre, mais il pouvait encore se passer n'importe quoi. Et puis... Et puis ça n'empêchait pas que rien ne pourrait le séparer de Raïna, et si sa Liée mettait sa jalousie de côté, il ignorait complètement le comportement du Mage à ce niveau-là...

Et n'était-il pas déjà en train de penser un peu trop avant ? Après tout, ce n'était qu'une présentation d'une personne rencontrée, certes, des décades plus tôt, mais réellement abordée il n'y avait que quelques heures. On était loin d'une réelle relation, n'est-ce pas ? Quand bien même leurs doigts restaient noués, certes. Mais tout de même.

Ce fut au tour du Héraut du Sénéchal, cependant, d'être mis quelque peu sur la touche quand l'Adepte répondit au trait d'humour précédent, s'adressant à sa moitié. Bon... Manifestement, ces deux-là se comprenaient à part lui. Aaron se demanda si elle allait jusqu'à parler par l'Esprit aussi avec lui, mais se garda de poser la question. Si tel était le cas, c'était qu'elle estimait que ça ne le regardait pas, n'est-ce pas ? Oui mais voilà, ça ne lui convenait guère : il se trouvait entre eux deux, un peu perdu, et il n'aimait pas trop ça.

En revanche, le geste affectueux de sa Liée, et la réponse du Mage à son geste, qui lui grattouillait l'encolure, lui faisaient tout l'effet contraire. Un sourire fleurit sur ses lèvres comme il les observait, portant machinalement la bouteille à ses lèvres de sa main libre, quand l'autre, sous l'impulsion de Manuchan, se trouva levée à hauteur d'yeux... Il délaissa la bouteille pour croiser le regard de son camarade, un peu surpris. Agréablement, cela dit. C'était vrai, au demeurant. Ils s'entendaient bien, c'était indéniable. Ils ne fussent pas arrivés ici, à mettre en place sa rencontre avec sa moitié, sinon. Mais...

Aaron eût été bien en peine de dire combien de temps il resta ainsi, ses prunelles olives plongées dans les aigue-marine de l'Adepte, mais manifestement, Raïna jugea que ça avait trop duré, car s'écartant légèrement du Mage, elle vint pousser l'épaule de son Elu, cherchant visiblement à le faire réagir.

* Quoi ? C'est pas vrai peut-être que tu t'entends bien avec lui ?
- Je mentirais en affirmant le contraire mais...
- Mais ?...
- ...
- Lâcher prise, on avait dit.
- Tu avais dit.
- Peut-être, mais me fais pas croire que ça ne te plaît pas.
- J'ai pas dit ça.
- Et puis c'est pas comme s'il était pas consentant non plus. Tu te bouges ou je te pousse ? *

L'espace d'un instant, le Héraut eût presque cru voir des cornes démoniaques pousser sur le crâne de son Compagnon. Les ravages de l'alcool, sans doute... Mais... Elle était vraiment en train de le pousser à ça, là ? C'était le monde à l'envers, il n'en revenait tout simplement pas. Dire qu'il n'en avait pas envie, cependant... non, comme il le soulignait mentalement quelques instants auparavant, c'eût été mentir. Un peu décontenancé - comme s'il avait encore vraiment une contenance dans l'état d'ivresse dans lequel il s'enfonçait ! - par cette conversation mentale en prime, il avait fini par poser la bouteille au sol et se redressait quand sa moitié passa à l'étape suivante, mettant ses menaces à exécution manifestement, et c'est d'un coup de museau un peu plus fort qu'elle le poussa, littéralement, dans les bras de Manuchan. Et vu leurs équilibres précaires, elle imaginait sans doute très bien qu'ils allaient finir ainsi, vautrés, l'un sur l'autre, le Héraut pesant de tout son poids sur le Mage qui ne devait plus trop douter des sensations et sentiments qu'il pouvait générer chez le Blanc...

« Ca... va ? » s'enquit-il à nouveau, à nouveau inquiet pour l'intégrité physique de l'homme sous lui.

* J'imaginais pas penser ça un jour, mais je revaudrai ça Raïna, tu peux me croire...
- Pourquoi, t'es pas bien là ?...
- ... *

Il eût pu éventuellement songer à se relever... éventuellement. Et pourtant non, il ne bougeait pas, à vrai dire, il n'en avait pas vraiment envie. Sauf si son nouvel ami avait été blessé en conséquence du geste inconsidéré de son Compagnon, auquel cas les mesquineries d'une blondinette envers sa moitié lui revenant en tête lui semblaient parfaitement justifiées. Mais sans doute que ses réactions eussent été plus violentes si ça avait été le cas. Sans doute n'eût-il même pas eu le temps de poser la question qu'il en eût obtenu la certitude. Il eût bien ajouté quelque chose, du genre qu'il était désolé du comportement de sa Liée, ou peut-être souligné ce dont ils étaient certainement tous deux conscients, que ça n'était pas un simple accident, mais... ça ne lui semblait même pas nécessaire, et il garda le silence, se contentant plutôt de laisser les doigts de sa main gauche effleurer la joue de l'Adepte un instant. Lâcher prise, donc. Est-ce qu'il en était réellement capable ?

Avant même que son esprit ne parvînt à ébaucher une réponse à cette question ses lèvres vinrent se poser sur celles du Mage, comme si il avait été mû par une autre force que lui-même, presque sans qu'il s'en rendît compte. Surpris lui-même, il se redressa légèrement, rouvrant les yeux qu'il avait clos quelques instants pour une fois de plus se perdre dans ses pupilles claires et il s'entendit penser à voix haute.

« Je sais pas trop bien ce que je suis en train de faire... »

Il n'avait pourtant pas vraiment envie de s'arrêter, et même si une petite part de lui s'échinait à penser que ce n'était peut-être pas « bien » de se laisser ainsi porter, d'autant qu'un baladeur nocturne eût pu les trouver dans une position somme toute assez embarrassante, il ne put s'empêcher de lui donner un second baiser, un peu plus assuré que le précédent peut-être...

L'adepte voyait un sourire se dessiner sur les lèvres du héraut alors qu'il flattait l'encolure de Raïna et ce n'était pas pour lui déplaire. il avait parfaitement conscience, sans même l'avoir vécu, de l'importance que le Compagnon et son élu accordaient à leur lien. Il savait également en théorie que, quand bien même il l'aurait voulu, il ne pourrait jamais se mettre entre eux. et ce n'était de toute façon pas son intention, jamais.

Pourquoi? La réponse était plutôt simple. Si le Mage répugnait à faire souffrir qui que ce soit, il n'allait certainement pas faire du mal à Aaron.

*Pourquoi moins à lui qu'à d'autres? On se connaît à peine...*

Alors que l'Adepte levait leurs mains nouées, le blanc tendit un regard surpris. Il ne devait pas s'attendre à une telle assurance de la part de Manuchan. Celui-là même qui plus tôt dans la soirée avait montré un caractère plutôt froid et distant, voire agressif par moments. Ah ! Les ravages de l'alcool. Mais s'il était également une chose vraie, c'est que l'alcool, tout méchant qu'il soit, avait également l'avantage le plus souvent de faire ressortir le vrai caractère des gens.

Manuchan se contenta de sourire en réponse à ce regard. Oui, il avait une certaine forme d'assurance que lui conférait simplement son statut et le fait qu'il ne soit pas méchant de toute façon. Raïna ne pouvait que le savoir et si elle ne s'opposait pas à lui, alors , le héraut n'aurait que peu de raison d'agir autrement. A moins qu'il ne reprenne ses sens une fois sobre et se rende compte qu'il était tout sauf shaych.

*Demain est un autre jour*

Et pour l'heure, il était captivé par le regard d'Aaron qui semblait presque s'enfoncer dans ses pupilles. jusqu'à ce que Raïna pousse l'épaule du héraut du Sénéchal.

Manuchan ne comprenait pas pourquoi ce geste ou ne voulait pas le comprendre de peur de se faire des illusions mais alors qu'Aaron posait la bouteille que Manuchan s'empressa, poivrot oblige, de ramasser aussitôt. le Compagnon poussa à nouveau l'homme en blanc et cette fois suffisamment fort pour qu'il se retrouve dans les bras du Mage et tous deux à terre enlacés.

*Que....?*

Bon premier point, la bouteille était désormais cassée et son riche liquide se déversait sur le sol. Les vers avaient bien de la chance.....

Couché là, avec Aaron dans ses bras, Manuchan supposait que celui-ci se relèverait bien vite mais il n'en fut rien et l'Adepte avait même l'impression que c'était loin, mais très loin de déplaire à l'homme aux yeux mordorés vu ce qu'il croyait sentir quelque part. Le Mage n'était pas en reste par ailleurs mais c'était déjà moins surprenant.

Le souffle un peu court par la chute et surtout par ses sentiments troublés, l'Adepte avait répondu à son vis-à-vis que tout allait très bien. Sa bouche semi-ouverte laisser passer un souffle chaud et.... alcoolisé.

*Que c'est attirant. Sans commentaires.*

En effet, mis à part si Aaron avait sur lui de quoi se pincer le nez, il ne voyait pas trop ce qu'il pourrait advenir désormais si ce n'était de se relever penauds autant l'un que l'autre mais le Mage crut vraiment faire erreur lorsqu'il sentit des doigts effleurer sa joue si tendrement.

Cela ne dura qu'un bref instant durant lequel Manuchan ne fut même plus capable d'inspirer semblait-il. Il n'eut d'ailleurs pas le temps de se souvenir des mouvements que demandait le principe de respiration puisque les lèvres d'Aaron vinrent se poser sur les siennes.

*c'est impo...... si bon*

L'Adepte profitait du baiser volé les yeux ouverts par la surprise et par...le choc? Oui certainement. C'était tout à fait inattendu bien que très agréable. Ce serait certainement le seul de la soirée et peut-être de sa vie qu'il partagerait avec cet homme et le fait de voir Aaron se redresser venait confirmer cette pensée.

Le Héraut fixait à nouveau les yeux de l'Adepte et celui-ci pensait que des excuses allaient sortir de la bouche qui venait juste de l'embrasser mais c’était plutôt de l'incompréhension qui se reflétait dans les propos d'Aaron. Était-ce bien ou mal? L'hydromel ou autre chose? Impossible à savoir et au final, ça n'avait pas d'importance puisqu'un nouveau baiser s'ensuivit, plus franc et que le Mage ne put s'empêcher de vouloir approfondir un peu.

Une fois cette "déclaration alcoolisée" terminée, c'était au tour de l'Adepte de fixer son héraut.

*Ton héraut? Arrête d'aller trop vite bon sang ! Ce n'est qu'une histoire sans lendemain, il est saoul voilà tout.*

Mais enfin, comme il l'avait pensé plus tôt, il fallait profiter du moment. c'était trop bienfaisant pour lui. Mais plutôt que de parler ou de tenter un nouveau baiser, Manuchan se contenta de sourire à Aaron et de lier ses bras autour de la poitrine de l'homme qui le dominait de sa position. Doucement, il posa sa main valide derrière la tête d'Aaron pour l'attirer contre son épaule et blottit son visage dans la nuque de l'homme en blanc, s'enivrant de son odeur et profitant au plus de ce moment de tendresse qu'il aurait voulu sans fin.

Sa libido attendrait, ce dont il avait le plus besoin à ce moment, c'était d'affection, quelle que soit sa forme. Même s'il ne niait pas être "en émoi" physiquement et un peu essoufflé par ses émotions qu'heureusement Aaron ne pouvait ressentir. Même si leurs mains n'étaient plus en contact, le Mage n'avait de cesse de continuer à partager son énergie afin d'éviter au héraut de trop bien comprendre ce à quoi pouvait penser le Mage.

Celui-ci lança tout de même un regard de côté vers Raïna, appréhendant qu'elle désapprouve tout cela même si, dans un sens, elle en était fautive avant de remettre son visage dans l'épaule d'Aaron. Il n'y avait à dire, l'opinion du Compagnon comptait beaucoup dans tout ça car même si le héraut se réveillait plus tard à nouveau plus ou moins sobre et se souvenait de quelque chose qui lui déplaisait, elle pourrait lui faire comprendre qu'au moins, l'Adepte n'avait pas cherché à jouer avec les sentiments ou le corps du blanc.

Etait-ce justement pour ça, aussi, que Raïna appréciait le Mage ? Parce qu'elle sentait qu'il ne se mettrait jamais entre elle et lui ? Aaron n'en savait rien, et pour l'heure, la question ne lui effleurait pas vraiment l'esprit. L'alcool le rendait manifestement plus spontané, moins réfléchi que d'ordinaire, et tout ce qui l'intéressait, c'était de voir ces gestes de tendresse qui lui semblaient plutôt encourageants. La suite le conforta dans cette idée, bien qu'elle le surprît quelque peu. L'Adepte affirmait ce qu'il n'était pas loin de penser, tout au contraire, avec une assurance qu'il n'eût pas imaginé quelques instants plus tôt, et une telle sincérité qu'il en était quelque peu perturbé.

Peut-être pas autant que par les propos et gestes de sa moitié, cependant. Il ne s'y était pas attendu le moins du monde et voilà qu'il se retrouvait étendu à même le sol, de tout son long, sur son camarade de boisson du jour. Beuverie d'ailleurs qu'ils se trouvaient bien obligés de cesser, pour le compte, puisque la bouteille que Manuchan avait à ce moment-là récupérée s'était retrouvée au sol tout comme eux, brisée, son contenu délectable abreuvant la terre du Champ des Compagnons. C'était bien dommage... Mais à vrai dire, c'était le cadet des soucis du Héraut.

Largement plus préoccupé par ce que son corps manifestait et ce que sa moitié lui soufflait, il en oubliait complètement le précieux liquide... qui reviendrait sans doute au coeur de ses pensées quelques minutes plus tard cela dit. A cet instant, pourtant, il n'y avait que le visage du Mage tout près du siens, ses grands yeux clairs et... ce baiser qu'il ne savait quelle audace l'avait poussé à lui donner, teinté de vapeurs d'alcool... Ces baisers, même, car s'il se demandait bel et bien s'il avait le droit d'agir ainsi, il se laissa pourtant aller une deuxième fois à poser ses lèvres sur celles de l'Adepte, qui ne refusait manifestement pas ce contact, tout au contraire. Une nouvelle fois, leurs lèvres se séparèrent. Une nouvelle fois, le Blanc resta interdit, surpris des ses propres actes, bien qu'il ne trouvât aucunement cela désagréable, à dévisager cet homme, quasiment inconnu quelques heures plus tôt, qui passait à présent les bras dans son dos, un sourire aux lèvres.

Il ne savait plus quoi faire, encore moins quoi dire. Et si Manuchan n'avait pas pris l'initiative d'agir de quelque manière que ce fût, ils eussent passé un bon moment ainsi, à se regarder dans le blanc des yeux, en silence. La main du Mage derrière sa tête l'attira à lui, et il n'opposa aucune résistance, bien loin de là, et tout comme lui enfouissait sa tête au creux de sa nuque, son propre visage approcha tout autant du cou de l'autre homme. Si bien qu'il ne réalisa pas le regard que celui-ci adressa à sa moitié. Qui se contenta de baisser la tête, fermant les yeux comme une sorte de révérence avant de s'éloigner, leur laissant manifestement un peu d'intimité – toute relative quand on connaissait le lien entre un Compagnon et son Elu.

* J'imagine qu'on en reparlera demain. Vous devriez rentrer vous mettre au chaud, vous allez attraper froid, sur la terre gelée... *

Il n'en avait pourtant pas la moindre envie. Il appréciait beaucoup trop le contact de l'Adepte pour volontairement désirer y mettre fin. Cependant, qu'il prenne froid, tombe malade, par sa faute, n'était pas envisageable, et sans s'éloigner pourtant d'un centimètre, il souffla au creux de son épaule.

« Tu n'as pas trop froid ? »

Il ne lui imposerait pas ce contact avec le sol davantage, en cas de réponse malheureusement positive. Mais il n'avait, clairement pas vraiment envie de se relever. Et l'idée fugace qu'il y avait un bon moyen de se réchauffer à leur disposition lui traversa l'esprit, mais malgré l'ivresse, il n'était pas tout à fait prêt à la mettre à exécution. Pas sans être certain qu'ils ne le regretteraient pas demain matin, l'un comme l'autre... Ce qui n'empêchait pas son corps de réagir, cependant...