Je ne sais pas comment elle avait fait, mais elle était manifestement plus douée que moi à tous ces jeux. Je n'étais pourtant pas si mauvaise, habituellement, quand il s'agissait de viser, mais il fallait croire que j'étais plus à l'aise avec ma baguette qu'avec un grappin ou une carabine. Et il était évident que j'étais particulièrement peu douée au tir. J'avais insisté pourtant, parce que je déteste l'échec et que c'était pourtant bel et bien le cas, mais rien à faire. Tout ce que j'avais réussi à récolter, c'était deux porte-clefs kitschissimes. J'avais fait chou blanc presque partout, mais j'avais quand même eu droit à ce petit tigre en peluche qui avait provoqué mon hilarité lorsque j'avais réalisé qu'en tirer la queue faisait retentir un tonitruant rugissement. Pervers, non ? A mes yeux un peu. Et comme je supposais que l'homme qui tenait le stand de grappins me l'avait un peu accordé comme lot de consolation, je craignais un peu les sous-entendus... Bref, ma cousine arborait cette énorme licorne en peluche que je lui enviais déjà, ainsi que deux petites bêtises qui restait pourtant un peu moins piteuses que mes deux breloques en strass, d'autant que je ne fumais pas.

« Concert… »

Rosa n'avait pas besoin d'en dire plus pour que je comprenne, mais je jetais un regard désolé vers mon frère. Pour une fois que nous faisions quelque chose ensemble et que miraculeusement ça se passait bien, j'allais lui fausser compagnie, lâchement. Je redoutais qu'il veuille nous accompagner, parce que nous avions prévu depuis longtemps que ce serait notre moment à nous, les musiciens en herbe. Et en même temps, je regrettai déjà de le planter là. Je faillis d'ailleurs prendre mon courage à deux mains et la parole pour m'excuser, quand le bras de ma cousine m'entraîna loin de lui. Il faudrait sans doute que je lui présente des excuses plus tard, et je pressentais que ça ne serait pas sans heurt.

Toute à mes pensées peu engageantes sur la manière dont ma prochaine entrevue avec Nath se déroulerait, je n'avais pas vu le paysage changer, et restais un instant interdite devant le monde qui s'agglutinait déjà dans les jardins de l'Académie. Je comprenais l'engouement, j'étais parmi les plus grandes fans de Themis, et ma cousine me valait bien d'ailleurs à ce sujet, mais je n'aimais pas trop la foule. J'avais souvent l'impression d'y être oppressée, pas autant que dans une pièce verrouillée ou un ascenseur, certes, mais ça restait malgré tout pour moi un moment assez désagréable. Mais comme Rosa me tirait par le bras, je n'avais d'autre choix que de la suivre à travers la masse compacte des fans jusqu'au premier rang. Seule, je ne m'y serais jamais risquée, mais une fois que ma cousine m'y avait traînée, j'étais bien contente d'être aussi près d'une de mes plus grandes idoles. Je me demandais cependant comment elle avait pu nous attirer jusque-là avec sa licorne dans les bras.

« Tu crois qu’on sera un jour à leur place ? »

Un large sourire illumina mon visage, loin des considérations ternes de la prochaine rencontre avec mon jumeau.

« Pourquoi un jour ? »

Je n'eus guère le temps d'expliciter le fond de ma pensée. Themis montait sur scène avec les autres musiciens, et la foule l'accueillait comme il se doit. Je n'étais pas en reste, d'ailleurs, car je hurlais et sifflais tout autant que les autres. La lumière et les feux déchirèrent l'obscurité et il prit enfin la parole. Cette voix me transportait littéralement à chaque fois que je l'entendais, même sur un enregistrement, alors en live, c'était juste... indescriptible.

« On m'a dit que les français étaient coincés. »

Les cris redoublèrent, huant cette affirmation désobligeante à notre encontre. Moi je souriais de toutes mes dents, avisant son sourire. Il avait touché un point sensible, comme il l'escomptait visiblement. Et c'était aussi quelque chose que j'appréciais chez lui, ce côté provocateur. Un rocker, en somme...

« Je leur ai dit que même avec un balai dans le cul, vous pourriez pas me résister. »

Ca, il ne croyait pas si bien dire ! J'étais une vraie groupie dès qu'il s'agissait de lui. Sa musique faisait vibrer quelque chose en moi, de façon différente de la musique classique. Je sais que pour certains, il y a un clivage entre les genres, mais pour moi, qu'elle soit moderne ou non, la musique restait de la musique, elle pouvait vous transporter, littéralement. De façon différente selon les genres et le but recherché, certes, mais c'était quelque chose de magique à chaque fois. Quand je répétais avec l'orchestre et que je devais me faire violence pour ne pas me laisser hypnotiser par la musique d'Amadeus, c'était la virtuosité, le lyrisme et la douleur aussi qui se dégageaient qui m'envahissaient. Je me laissais griser, comme dans un océan d'émotions. Avec Themis, c'était différent, il me donnait la pêche, mettait de côté ma réserve. Une dose de dynamisme et de bonne humeur supplémentaire. Et puis il y avait le reste, les paroles et ce qu'elles évoquaient, les réflexions qu'elles cherchaient à induire. Je savais d'ores et déjà que j'allais passer quelques heures magiques.

Et que dès la première chanson, ma voix se mêlerait à la sienne.

***

Mon euphorie était comparable à celle de ma cousine. Et si j’étais moins exubérante de nature qu’elle, dans un cadre comme celui-là, je ne jouais pas les timides. D’ailleurs, je ne l’étais pas vraiment, juste moins expansive. Mais un concert, d’une star que j’adorais en plus, ça avait de quoi vous désinhiber, n’est-ce pas ? Je faisais autant de bruit que les gens autour de moi, criant, frappant dans mes mains, tapant du pied. Je n’avais pas entendu ce qu’avait dit Rosa’ et sans doute était-ce mieux ainsi, parce que j’aurais effectivement aimé que Nath’ vienne avec nous. L’après-midi que nous avions passé tous les trois me laissait entrevoir une petite possibilité pour que nous nous rapprochions, et lui avoir ainsi faussé compagnie ne me plaisait pas vraiment, mais le temps du concert, j’avais résolu de laisser ces pensées de côté. C’est seulement quand ma cousine se pencha vers moi et parla aussi fort que possible pour que je l’entende que je détournai le regard de la scène.

« Tu ne rêves pas d’être à sa place ? D’être célèbre ? D’être adulée dans le monde entier ? »

Oh que si ! Elle avait manifestement mal compris mes propos et je résolus de lui démontrer ce que je pensais réellement de cette idée. Parce que comme elle, j’en rêvais. Pas forcément d’une notoriété aussi forte, mais au moins de pouvoir vivre de ma passion. Jouer. Sur scène. Quelle que soit la taille du public et la célébrité. D’accord, mon violon acoustique n’était peut-être pas l’idéal de nos jours, mais, si je refusais de m’en séparer parce qu’il venait de mon père, rien ne m’empêchait d’en acquérir un électrique et de jouer avec mes cousins des morceaux dignes de ceux de Themis. Et rien ne m’empêchait non plus de continuer à jouer dans l’orchestre ou ailleurs par la suite des choses plus classiques en parallèle. Je n’avais jamais mis de cloisons quand il s’agissait de musique. La seule différenciation que je faisais, c’était celle de l’émotion : il y avait des morceaux qui me touchaient particulièrement, et d’autres moins, quel que soit le genre musical.

En tout état de cause, il fallait que j’explicite le fond de ma pensée à ma cousine et comme le groupe commençait à jouer son premier morceau, j’ensorcelais le tigre que je venais de gagner pour qu’il retransmette, à la manière d’un microphone, nos voix, à Rosa et à moi. Et puis je le lançai au chanteur, avant de m'adresser à Rosa'.

« A nous de jouer maintenant, il nous entend ! »

Et sans attendre, je joignis ma voix à celle des choristes sur le refrain qui emplissait les jardins.